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la production, des patriciens et des prolétaires, voilà, même pour les esprits les plus avancés en Angleterre, l’idéal de la société. Dans l’empire romain, le problème du gouvernement consistait à nourrir les plébéiens faméliques par des distributions gratuites de blé ; dans l’empire britannique, il consiste à leur fournir, sans qu’aucun évènement puisse les interrompre, des distributions de travail. Quand on admettrait que le peuple de la Grande-Bretagne a, sur les autres nations civilisées, cette supériorité de lumières et d’expérience que revendiquent pour lui ses orateurs et ses publicistes, la base étroite de l’ordre social rend tout-à-fait impraticable l’extrême diffusion des droits politiques dans un pays ainsi constitué. Le suffrage universel ne serait nulle part moins logique ni moins possible ; il mettrait, comme le dit M. Macaulay, la propriété et le capital aux pieds du travail ; il renverserait, selon la parole de sir Robert Peel, la constitution de l’Angleterre.

Que l’on médite attentivement les conséquences de l’acte de réforme. Voilà une première et large tentative faite en Angleterre pour donner une base démocratique au pouvoir électif. Si l’on excepte la Suisse, qui n’a que des gouvernemens municipaux, et les États-Unis, qui ont le désert devant eux ouvrant ses espaces comme autant de soupapes à l’anarchie, il n’y a pas de contrée au monde où le droit de suffrage s’étende plus loin ni où il descende plus bas. Tout fermier devient électeur en exploitant un domaine qui acquitte une rente de 50 livres sterling ; tout habitant, dans les villes, peut se faire inscrire sur la liste électorale, pourvu qu’il occupe une maison ou partie de maison de 10 livres sterling de loyer. Parmi les adultes, un homme sur cinq est ainsi appelé à voter.

Une mesure qui devait, dans la pensée de ses auteurs, affaiblir l’aristocratie, en a fortifié au contraire la domination. En 1839, lord John Russell jugeait ce résultat transitoire. « L’acte de réforme, disait-il, a étendu les droits politiques à des milliers d’hommes qui n’en jouissaient pas auparavant : en même temps les lumières se sont répandues, un sentiment d’indépendance a pénétré dans les esprits, et l’on a pris plus d’intérêt aux affaires publiques ; mais de l’autre côté est l’influence de la propriété, influence exercée équitablement par quelques-uns, avec un mélange de bien et de mal par le plus grand nombre, et par d’autres avec tyrannie. Une lutte s’établit aussitôt entre les deux puissances : la plupart des électeurs usant librement de leur droit et ne se souciant pas de servir d’instrument aux volontés des propriétaires fonciers, tandis que les propriétaires veulent dominer