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concentré. Le sujet des Argonautes ne se rapporte pas à un grand dessein national, comme celui de l'Énéide ; il n’intéresse particulièrement aucun peuple, il s’éparpille sur une foule d’origines et de berceaux. L’auteur se propose de raconter avec suite le départ des héros, presque tous égaux en vaillance et en gloire, qui vont sous la conduite de Jason à la conquête de la toison d’or, les incidens de leur voyage, cette conquête, puis leur retour avec tous les incidens encore. Ce thème prêtait à l’érudition géographique et généalogique, aux épisodes, et il y en a d’agréables, même de charmans, et à tout instant éclairés de comparaisons ingénieuses ou grandes, d’images vraiment homériques ; mais tout cela est successif, développé dans l’ordre des faits et des temps, sans beaucoup de feu ni d’action, et surtout sans ce flumen grandiose continu, qui est le courant d’Homère. La marche du poème ne diffère en rien de celle d’un itinéraire ; il n’y a pas en ce sens-là d’invention. Pétrone, parlant d’un poème de la Guerre civile, en esquisse largement la poétique en ces termes : « Il ne s’agit pas, dit-il, de comprendre en vers tout le récit des faits, les historiens y réussiront beaucoup mieux ; mais il faut, par de merveilleux détours, par l’emploi des divinités, et moyennant tout un torrent de fables heureuses, que le libre génie du poète se fasse jour et se précipite, de manière qu’on sente partout le souffle sacré et nullement le scrupule d’un circonspect récit qui ne marche qu’à couvert des témoignages[1]. » On se ressouvient involontairement de cette recommandation en lisant les Argonautes ; non certes que les fables et les prodiges y fassent défaut, ils sortent de terre à chaque pas ; mais ici ces fables et ces prodiges sont, en quelque sorte, la suite des faits mêmes, et il ne s’y rencontre aucune machine supérieure, aucune invention dominante et imprévue, pour donner au poème son tour, son impulsion, sa composition particulière. Toutes ces choses merveilleuses se trouvent racontées selon leur ordre et en leur temps, par une sorte de méthode historique. Le poète-narrateur semble préoccupé, chemin faisant, de ne rien vouloir oublier.

Ces remarques qui tombent sur l’ensemble du poème cessent de s’appliquer justement au chant III, c’est-à-dire au moment de l’arrivée des héros en Colchide, et dès qu’intervient le personnage de Médée. L’intérêt véritable est là ; on tient le nœud ; l’action se resserre,

  1. « Non enim res gestae versibus comprehendendae sunt, quod longe melius historici faciunt ; sed per ambages, deorumque ministeria et fabulosum sententiarum torrentem, praecipitandus est liber spiritus, ut potius furentis animi vaticinatio appareat, quam religiosae orationis sub testibus fides. » (Satyricon, CXVIII.)