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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/884

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heure, elle est pure, chaste, aussi virginale que peut l’être Nausicaa ; c’est Médée avant tous les crimes. Minerve donne les mains à l’expédient de Junon : « Je n’entends rien, dit-elle, à tous ces traits ni à tous ces foments de l’amour ; mais, puisque le moyen te paraît bon, j’y consens, et je suis prête à te suivre : seulement, ce sera à toi de porter la parole. » Les deux déesses s’envolent aussitôt et arrivent au palais bâti à Vénus par son boiteux époux. Celui-ci est parti dès le matin pour visiter les forges de son île flottante. Vénus toute seule, assise devant sa porte, est occupée à se peigner et à partager ses beaux cheveux sur ses épaules avec un peigne d’or. Je passe de gracieux détails ; elle s’empresse de renouer ses cheveux dès qu’elle voit les déesses, et les accueille avec une aimable raillerie : « Quel dessein, quelle affaire amène ici de si grandes dames ? car vous venez pour quelque chose, et l’on ne vous voit guère d’habitude, étant comme vous êtes les premières des déesses. » Je force peut-être un peu le ton, mais je l’indique du moins. Junon expose l’affaire, et comment il s’agit de favoriser Jason, de le tirer de sa périlleuse entreprise. Vénus fait la soumise et joue l’humilité : elle s’engage à tout ce que peuvent ses faibles mains. Mais ce n’est pas de mains ni de force ouverte qu’il est besoin, lui dit-on ; qu’elle veuille bien seulement commander à son fils d’enflammer la fille d’Eétès pour Jason. Elle répond alors « Junon et toi, Minerve, il vous obéirait, à vous surtout, bien plutôt qu’à moi ; car devant vous, tout impudent qu’il est, le méchant garçon aura encore tant soit peu de honte ; mais de moi il n’a nul respect ni souci, et il lui est égal de me quereller sans cesse. Et peu s’en est fallu que, d’indignation, je ne lui aie cassé l’autre jour ses méchantes flèches avec son arc, car il m’a osé dire dans sa menace que, si je ne m’éloignais bien vite tandis qu’il était encore maître de lui, je n’aurais à m’en prendre des suites qu’à moi-même. »

À ce discours de Vénus, les deux déesses se regardèrent en souriant, et Vénus un peu piquée repartit : « Mes maux, je le vois bien, ne servent qu’à faire rire les autres ; aussi ai-je tort de les dire à tout le monde ; ce m’est bien assez de les savoir moi-même. » Et elle se met en devoir d’exécuter le vœu des déesses. Junon, d’un nouveau sourire, l’en remercie, et lui touchant la main délicate pour l’apaiser « Allons, dit-elle, ô Cythérée ! exécute bien vite ce que tu viens de nous promettre ; et ne t’irrite pas ainsi, ne te mets pas en colère contre ton enfant, car il changera par la suite. »

La rivalité de Junon et de Vénus, au premier livre de l'Énéide, a certes plus de grandeur ou de gravité, et elle domine tout le poème ;