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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/907

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auquel elle appartient n’est pas nombreux, Dieu merci, car ce sont plus que des hommes ; il est magnifique par la grandeur et la force. Avec une ardeur qui touche ou plutôt qui atteint la folie, mais privée de ce génie artiste qui transforme les sensations en chefs-d’œuvre, c’est la sœur intellectuelle, la sœur égarée de Mme de Staël, de George Sand et de Rahel l’Allemande ; elle est pythonisse et prêtresse comme elles, et monte résolument sur le trépied des questions sociales. Dans les vapeurs et les ténèbres de ces problèmes, elle s’enivre et rend des oracles ; devenue sauvage à force de civilisation et d’orgueil, elle aspire à l’avenir par dégoût du présent et devient à demi folle pour avoir voulu réaliser la conquête de l’indépendance absolue, la conquête prophétique de l’avenir. Elle est de ces femmes qui recueillent toute la vie électrique éparse autour d’elles : rien de passionné et d’impétueux ne s’agite dans le monde, même obscurément, qu’elles ne l’absorbent. Ce qu’il y a d’idéal et d’infini se résume en elles, et elles signalent d’autant mieux les aspirations de leur époque, qu’elles la dépassent dans tous les sens.

Sans doute, elle était plus digne d’étonnement que d’admiration, plus capricieuse que sensée et plus originale que grande ; mais il n’y a pas dans ce monde d’originalités sans cause, de grandeurs sans base, ni de caprices inexpliqués. Comment est né ce caractère hors de ligne ? Où a-t-il trouvé son berceau et son aliment ? Quelles circonstances l’ont favorisé ? A quels élémens de notre époque répond-il ? Le médecin, son secrétaire, n’en dit absolument rien ; il entasse dans un prolixe désordre tout ce qu’il a vu ou entendu à ce sujet. Soulevons cette masse, débrouillons ce chaos, soutenus par la curiosité vive qu’inspirent un tel caractère et un tel destin. Je ne connais pas d’analyse qui sollicite davantage la sagacité, ni de plus intéressante étude. Le brave docteur qui nous sert de guide a ceci d’excellent, que son rôle d’écho lui suffit et le satisfait, et qu’il répète avec fidélité jusqu’aux invectives que la reine de Tadmor (c’est le nom de lady Stanhope au désert) ne cesse de lui administrer. Il est là-dessus d’une noble conscience, et nous rappelle deux personnages de Shakspeare dont l’un raconte à l’autre qu’on lui a fait signer une lettre où il s’avouait stupide. « Il m’a dit : Signe, bonhomme ! J’ai signé. — En toutes lettres ? — En toutes lettres. Il dit que je m’appelle ainsi. » Le docteur ressemble un peu à cet ingénu personnage.

En 1788, sur le rivage d’Hastings[1], il y avait un bateau amarré

  1. Tome II, page 16.