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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/909

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et de réunir dans des conditions d’impuissance la haine de la dépendance, la fièvre de l’activité et l’énergie comme l’habitude du commandement.

Son père, lord Stanhope, son cousin, lord Camelford, et Pitt, son oncle, le plus grand des trois, n’étaient pas moins singuliers. Lord Stanhope, qui ne s’occupait pas de ses enfans le moins du monde, avait épousé en secondes noces une Grenville, femme à la mode qui ne s’en occupait pas davantage, et dont la vie se passait à l’opéra et dans les bals. Esther reçut donc une éducation sauvage et forma seule ses idées. Plongé dans les rêves philosophiques du XVIIIe siècle, lord Stanhope couchait la fenêtre ouverte, enseveli sous douze couvertures, avec une culotte de soie noire, et déjeunait d’un morceau de pain bis, après avoir passé une légère robe de chambre d’indienne. Quand vint la révolution française, son exaltation pour les théories de Rousseau et de Mably éclata en saillies curieuses ; il effaça ses armoiries et vendit comme aristocratiques la vaisselle plate et les tapisseries que le roi d’Espagne avait données à son grand-père. Ce fut un chagrin pour sa femme et sa famille, accoutumées à n’aller qu’en voiture, lorsque, pour compléter sa conversion démocratique, il eut mis bas son équipage. « Toutes les figures étaient longues et sombres, dit lady Stanhope ; mais moi, je ne me suis jamais laissé effrayer. Je me fis acheter une paire d’échasses sur lesquelles je marchais hardiment, et je me mis à trotter dans la boue d’une petite ruelle sur laquelle donnait la fenêtre de mon père. Je savais qu’il était toujours de ce côté, la lorgnette à la main. Il m’aperçut, et quand je rentrai : — Eh bien ! petite, me dit- il, qu’est-ce que cela veut dire ? Sur quoi diable marchiez-vous tout à l’heure ? — Oh ! papa, lui répondis-je, puisque vous n’avez plus de chevaux, j’ai voulu m’exercer à trotter dans la boue de la manière la plus commode. Quant à moi, cela m’est égal ; mais la pauvre lady Stanhope aura de la peine à se faire à cet exercice : elle est habituée à sa voiture, et vous savez qu’elle est d’une mauvaise santé. — Qu’est-ce qu’elle dit ? reprit le philosophe. Eh bien ! petite, si j’achetais un nouvel équipage pour lady Stanhope, hein ? — Ce serait bien bon et bien aimable à vous, mon père. — Nous verrons cela, nous verrons ; mais, par tous les diables, pas d’armoiries ! » Lady Stanhope, grace à la petite fille, eut un équipage sans blason.

Avec cette résolution et cet esprit, l’enfant grandit, apprenant de ses governesses, qu’elle abhorrait et faisait enrager, beaucoup de français et d’italien, livrée d’ailleurs à ses volontés et à ses pensées, et prenant sur ce qui l’entourait l’ascendant inévitable des caractères