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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/936

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et des forêts pour la livrer aux bourreaux. Une neige épaisse couvrait le Liban ; la malheureuse traînait après elle trois enfans, dont l’un à la mamelle, et les deux autres en bas âge, pendant que le père, fait prisonnier par les troupes de l’émir, était enfermé, avec ses deux autres enfans, dans la prison d’Acre, où on l’égorgea[1]. Lady Stanhope envoya ses gens à la recherche de la pauvre femme, qui fut trouvée à Horan, demi-morte ; l’un d’eux, Hanah Abôud, s’endormit de fatigue dans la neige, et perdit la vue. Lady Esther sauva la proscrite, et lui donna un asile à Djîhoun, ainsi qu’à ses cinq enfans, malgré la colère de l’émir. Après la mort du scheik, elle refusa d’avoir aucune communication avec le prince. « Un monstre, écrit-elle à M. Webbe, son banquier à Livourne, qui mutile les hommes vivans, coupe les mamelles des femmes, qui suspend les enfans par les cheveux, et brûle les yeux des vieillards avec un fer rouge ! Il m’a dépêché l’autre jour un de ses grands ambassadeurs, un de ceux qui vont porter à Méhémet-Ali son budget de mensonges. J’ai refusé de le voir et de recevoir le message[2]. » Tout cela était vrai, et en écrivant ces détails à un banquier de Livourne, par son espion en titre Logmagi, elle savait parfaitement bien ce qu’elle faisait.

Elle avait gardé, on le voit, les habitudes de la vie politique. Elle gagnait des partisans, payait des espions, entravait l’ennemi, inventait des stratagèmes, tout cela sans but, pour satisfaire son orgueil et sa passion d’agir, tromper l’ennui sur le mont Liban, et rester la digne nièce de Pitt. Ce mot répondait à tout : Je suis une Pitt ! Folle ou sensée, elle avait compris l’Orient ; pour se moquer des consulats et constituer dans le Liban une puissance indépendante, il ne lui manqua rien que de l’argent ; avec ses douze cents livres sterling de rente, qui furent

  1. Avant la mort du scheik, lady Esther Stanhope voyait encore l’émir Béchir, lui rendait visite, et était bien reçue de lui, malgré tout ce qu’elle faisait pour contrarier ses desseins. On trouve des détails authentiques sur les rapports de lady Esther et de l’émir dans l’ouvrage récent d’une princesse chrétienne, née près des ruines de l’ancienne Babylone. (Memoirs of a Babylonian princess, by Amira Teresa Asmar, London, Colburn, 1845.) Amira Asmar, qui a fait partie du sérail de ce tigre, et qui, par une série curieuse d’évènemens, vient de publier ses mémoires à Londres, parle de la protection vigoureuse qu’il accordait aux peuples du Liban, et rappelle en ces mots les visites de lady Esther à l’émir avant 1822, car depuis cette époque elle cessa de le voir : « La reine de Tadmor, ainsi la nommaient toutes les tribus arabes, venait souvent visiter le jardin de l’émir. Elle avait beaucoup de monde avec elle. Un cheval magnifique l’attendait à la porte, et quand elle avait terminé sa visite, elle s’élançait à la façon orientale, donnait le signal du départ, prenait le grand galop, franchissait rocs et montagnes, et disparaissait. » (T. II, p. 203.)
  2. Juin 1836.