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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/935

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les autres, enlever ceux qui lui faisaient ombrage, et qui ne reparaissaient jamais. Loin de se montrer inquiète de sa situation à Djîhoun, elle rechercha l’alliance et cultiva l’amitié du rival même de Béchir, le scheik Béchir. Malgré cette étrange situation, les rapports de la reine de Tadmor et du prince étaient fréquens. Il lui envoyait des émissaires pour la conjurer de quitter un pays que la guerre allait désoler, et où il serait impossible à l’autorité d’offrir protection à une femme étrangère ; elle répondait à ces avertissemens par la menace et par l’insulte. L’un des envoyés de l’émir, prêt à se présenter devant elle, venait de déposer dans une antichambre ses pistolets et son sabre. « Ordonnez-lui, dit lady Esther à sa suivante, de reprendre ses armes et de venir armé. — Croyez-vous donc, s’écria-t-elle quand il entra, que votre maître me fasse peur ? Je n’ai souci ni de ses poisons, ni de ses poignards. La peur ! je ne sais ce que c’est. C’est à lui et aux siens de craindre. Que l’émir Khalil, son fils, ne s’avise jamais de mettre les pieds ici, je le tuerais de ma main. Je ne le ferais pas fusiller, c’est de ma main que je le tuerais. » L’homme, tout tremblant devant une telle femme, vint rapporter à l’émir les paroles de la sorcière de Djîhoun ; l’émir fit sortir de sa pipe une énorme colonne de fumée, et quitta la chambre sans proférer un mot. A tous les musulmans qui arrivaient jusqu’à elle, elle tenait le même langage, et sa politique, aussi extraordinaire qu’énergique, avait un succès complet. « Je sais bien, disait-elle, que personne n’est à l’abri de ses couteaux et de ses breuvages ; mais qu’on lui apprenne que je le méprise et le brave. C’est un chien. S’il veut mesurer sa force avec la mienne, je suis prête. » Lorsque, fatigué de ces bravades, qui ont d’ailleurs un grand charme pour les Orientaux, Ibrahim fit venir le bourreau de confiance, Hamaâdy, et lui demanda s’il ne serait pas possible de se défaire de cette personne incommode : « Hautesse, lui répondit Hamaâdy, vous ferez mieux de la laisser tranquille. Tous les moyens lui sont bons. On l’a flattée et cajolée toute sa vie ; elle ne fait pas plus d’attention à l’argent qu’à de la boue, et elle n’a peur de rien. Quant à moi, hautesse, je n’aurai point affaire à la sorcière, et je m’en lave les mains.

Dans les catastrophes de la guerre, après le siège d’Acre ou la bataille de Navarin, les rudes sentiers qui conduisaient à Djîhoun se couvraient de fugitifs qui venaient demander asile à lady Stanhope ; personne n’eût osé les poursuivre dans ses murailles. Lorsque le scheik Bechir, traqué par son ennemi, laissa toute sa famille à la merci du vainqueur impitoyable, sa femme prit la fuite à travers les rochers du Liban, et des émissaires de l’émir battirent tous les recoins des montagnes