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de n’en faire aucun usage. Brûlez-le ; c’est ma bienfaitrice si je possède quelque chose, c’est à sa générosité que je le dois. J’ai reçu d’elle deux ou trois fois le montant de la créance. » Elle réclamait sans cesse auprès des autorités britanniques ; le ministère anglais s’embarrassait peu d’elle ; ses demandes n’étaient pas écoutées ; les consuls recevaient ses réclamations avec une politesse froide qu’elle repoussait par des invectives violentes. Enfin, il ne lui resta pas une théière qui ne fût ébréchée, ni assez de tasses en bon état pour offrir le thé et le café à ceux qui la visitaient. Elle renvoya le médecin qu’elle n’avait plus le moyen de nourrir, fit tuer ses chevaux de prix, et resta aussi fière qu’auparavant. « Sous ces guenilles, disait-elle en montrant ses robes trouées et ses châles que le temps avait dentelés de toutes parts, qui reconnaîtrait la petite-fille de Chatham ? Et cependant je suis encore une Pitt ; personne dans ces montagnes n’oserait m’insulter ; l’émir Béchir, Ibrahim lui-même, ne se présenteraient pas à ma porte sans ôter leurs babouches. » Cela était vrai, et c’était là tout ce qu’elle y avait gagné ; son orgueil était assouvi ; l’Europe comme l’Orient connaissaient lady Stanhope ; elle était devenue la sibylle-reine du mont Liban.

Mais vers les derniers temps de sa vie, la sibylle fut battue par ses propres armes. Tous les mendians et tous les fourbes accouraient du fond de la Syrie et de l’Égypte pour mettre à profit les libéralités de la reine de Tadmor. Assiégée par les derviches, moines voyageurs et mendians, sa politique était de les bien accueillir et d’exploiter la vénération et la terreur qu’ils inspirent. Quand ses finances furent épuisées, elle se trouva hors d’état de les satisfaire, et le renvoi de l’un d’eux fut cause d’une scène singulière qui frappa puissamment les esprits. Un soir d’hiver, un behtachi se présenta devant sa porte et demanda l’aumône. Le vent de la mer hurlait dans les cyprès, la pluie qui balayait la vallée ressemblait à une vaste nappe blanche et oblique. C’était un homme athlétique, le sein nu et pareil au poitrail d’une bête fauve, de longs cheveux noirs tombant sur son dos, les pieds nus, la barbe blanche et longue, une peau de tigre jetée sur les épaules. Il portait suspendu à sa ceinture une tasse de bois, une espèce de rateau pour se gratter, une gourde, une plume d’autruche et un rosaire composé d’énormes grains. « Dans ce costume et placé sous le hangar extérieur, debout, ses grands yeux noirs et sauvages roulant dans leurs orbites, il ressemblait, dit le docteur, à Caliban dans sa caverne. » On lui servit un fort bon repas ; mais il savait qu’en d’autres temps cent et même deux cents piastres avaient été données à des derviches de son ordre, et on ne lui donnait rien. Alors il se