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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/941

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leva ; et le bras droit étendu, soulevant de la main gauche une corne de taureau et y soufflant par trois fois avec un bruit qui se mêlait au hurlement des raffales, il prononça sur la maison, sur la sibylle, sur ses esclaves et sur ses amis une imprécation solennelle. « Maudite ! maudite ! maudite ! » criait-il. Le cri mélancolique de quelques pouïts, oiseaux de mauvais augure pour les Syriens, et qui se plaisent dans les orages, vint se mêler à la lente malédiction du bektachi. Lady Esther était dans son lit, malade et ruinée.

En effet, peu de jours après, en juin 1839, abandonnée de tous les Européens, squelette vivant, n’ayant plus qu’une douzaine de couverts d’argenterie, et entourée de quelques domestiques arabes, elle rendit le dernier soupir. Le toit de sa chambre, où le vent pénétrait de tous côtés avec la pluie, était soutenu par un tronc d’arbre que l’on n’avait pas même dégrossi, et qu’il avait fallu poser obliquement pour prévenir l’écroulement de la charpente. On déposa son cadavre dans la tombe du couvent de Mar-Elias, près de l’endroit même où elle avait fait déposer son prophète, le Français Loustauneau.

Cette femme étrange qui a fait beaucoup de bien et accompli des choses extraordinaires personne ne l’a aimée, et personne ne l’a pleurée. Au-dessus de toutes ses facultés planait l’orgueil le plus farouche. Elle a tout sacrifié à l’orgueil. Pauvre femme ! si vous eussiez pu soutenir ce qui pèse tant aux ames fières, l’humiliation et l’isolement, la calomnie des habiles et le sourire des sots ; si vous aviez été assez forte pour calmer votre ame, apaiser votre orgueil, et regarder avec indifférence, après la mort de votre oncle Pitt, ce monde que vous aviez vu à vos pieds et qui vous délaissait ; si, profitant des ressources peu communes d’une intelligence sagace et profonde, vous aviez forcé les acteurs et les intrigues observés de si près dans votre jeunesse à revenir jouer leur rôle dans un livre véridique, vous vous fussiez épargné vingt ans de supplice.

Certes, lady Stanhope, dans sa retraite, eût écrit des mémoires intéressans et utiles sur la politique de Pitt, sur ses amis et ses adversaires. À cette œuvre elle aurait dû livrer les loisirs de sa solitude ; quels portraits elle aurait tracés ! et quelles lacunes de l’histoire elle aurait pu remplir ! Elle n’a pas su changer en philosophie les dures leçons du monde. L’étude des hommes et l’observation des choses, même les plus amères, sont bonnes et excellentes à cette œuvre ; elles deviennent la justice de l’histoire, et leur amertume même est une force. C’est ce qui est arrivé à Tacite en des temps serviles, et à Saint-Simon, janséniste, sous Louis XIV et le régent. On doit regretter d’autant