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— Et quand ils seront revenus ! dit Anastasie en montrant d’un geste énergique la colline derrière laquelle se cachait le château neuf de Belveser. — Ils reviendront, reprit-elle avec une amère mélancolie, mais alors je ne serai plus ici… — Puis elle ajouta : — Oh ! ma mère ! il faut que je sois bien malheureuse, il faut que mon supplice soit bien grand, pour qu’il me donne la force de vous quitter !

La baronne était accablée ; son cœur saignait, frappé dans les endroits les plus sensibles, et, comme toutes les personnes faibles et timorées, elle s’accusait du mal qu’elle n’avait pas connu, et se reprochait les fautes qu’elle n’avait pu prévoir.

— Ma fille, hélas ! votre frère aussi me paraît triste depuis quelque temps, dit-elle hésitant encore à approfondir ses soupçons et à sonder cette nouvelle blessure ; je me suis aperçue de son chagrin, il souffre.

— Comme moi, ma mère, répondit Anastasie en élevant vers le ciel un regard où se peignaient à la fois l’ardente douleur d’une ame amoureuse et l’exaltation d’une martyre.

Mme de Colobrières demeura un moment comme affaissée sous le coup de cette double révélation ; mais elle ne tomba point dans le désespoir obstiné des natures violentes. Chez elle, d’ailleurs, la résignation naissait bientôt de l’abnégation de tout sentiment personnel, et elle supporta cette dernière épreuve avec le dévouement passif d’une mère qui compte pour rien son propre bonheur quand il s’agit de ses enfans. Elle reprit une apparence de fermeté, et, relevant Anastasie qui sanglotait, appuyée sur ses genoux, elle lui dit avec calme : — Ma fille, il faut vaincre votre chagrin et cacher vos larmes. Soyons courageuses toutes deux à ces derniers momens. Venez ; nous allons retrouver votre père. Qu’il ne soit plus question de rien ce soir ; nous nous attendririons, et le cœur nous faiblirait peut-être. Les femmes ne doivent pleurer que quand elles sont seules.

En effet, la baronne rentra dans la salle avec un visage tranquille, et, comme la veille, elle prit sa quenouille, et se mit à filer en attendant l’heure du souder. Un peu après, le baron descendit les mains chargées de bouquins et son tricorne couvert de toiles d’araignées. Il appela Gaston pour l’aider dans sa besogne, et commença à arranger et à collationner ces vieux volumes déchirés et poudreux, comme s’il eût pris le plus grand intérêt à leur conservation. La baronne, le voyant se donner tant de mouvement et de peine, dit tout bas à sa fille : — Votre père a bien du chagrin.

Cette soirée et la journée du lendemain s’écoulèrent comme d’habitude. On ne parla ni de séparation ni de départ ; seulement Tonin