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eut ordre de tirer d’une salle basse qui servait de remise une espèce de machine montée sur quatre roues que le baron appelait son carrosse, et sur laquelle les poules perchaient d’habitude dans la mauvaise saison. Ce berlingot, qui datait certainement des premières années du règne de Louis-le-Grand, et dans lequel les Colobrières avaient peut-être fait le voyage de la cour, était doublé d’une étoffe couleur feuille morte qui avait dû être jadis du velours cramoisi, et les portières étaient fermées par des rideaux de cuir sur lesquels on distinguait encore quelque chose comme un écusson armorié. C’était dans ce véhicule que le baron avait successivement emmené toutes ses filles, et fait chaque fois un voyage de six jours pour aller les mettre au couvent.

Le vieux serviteur secoua en soupirant la couche de poussière qui couvrait l’antique carrosse, brossa les banquettes, et mit un petit sac d’avoine dans le coffre aux provisions. — Est-ce que quelqu’un va partir ? lui demanda la Rousse, inquiète de ces préparatifs.

— Je n’en sais rien, répondit Tonin la larme à l’œil ; mais ceci présage, je crois, que demain il n’y aura pas quatre couverts sur la table.

— Jésus ! fit la Rousse en pâlissant, qui donc s’en irait ?…. M. le baron, peut-être, à cause de cette lettre qu’il a reçue ?…. Ça ne peut être que lui qui ait affaire hors d’ici, n’est-ce pas, Tonin ?

— Je n’en sais rien, répéta le vieux domestique.

— Quand le saurons-nous, Seigneur mon Dieu ! s’écria la jeune servante de plus en plus inquiète et alarmée ; au risque de leur manquer de respect, je vais interroger mademoiselle, M. le chevalier….

— Garde-t’en bien ! répondit Tonin en la retenant ; M. le baron ne s’est peut-être pas expliqué avec eux. Au reste, nous saurons bientôt ce qui en est, car demain matin j’ai ordre d’aller chercher la jument de meste Tiste, ton parrain, M. le baron la lui ayant empruntée pour quelques jours.

Le même jour, la baronne prépara elle-même quelques provisions qu’elle fit mettre dans le carrosse, et quand la nuit fut venue, au lieu d’attendre dans la salle l’heure du souper, elle passa dans sa chambre à coucher, où Anastasie et le cadet de Colobrières vinrent bientôt la rejoindre. Cette chambre était une vaste pièce à peu près démeublée, et où de mémoire d’homme on n’avait pas fait de feu. Un antique lit caché sous de lourds rideaux de couleur sombre, une armoire de noyer curieusement sculptée, une table à pieds chantournés et quelques sièges dépareillés étaient rangés de loin en loin et de manière à occuper le plus d’espace possible ; mais ils ne suffisaient pourtant pas à