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Lucile, dans ses compositions familières, dans ses simples causeries (sermones, ainsi qu’Horace intitula plus tard ses satires), devait se gêner moins qu’un autre ; sa muse était de celles qui vont humblement à pied, musa pedestris.

De la grammaire aux croyances religieuses, la transition est brusque ; c’est pourtant par ces derniers points qu’il faut finir. Nous avons accompagné le satirique dans les rues de la ville, au forum, dans l’intérieur du foyer ; nous avons avec lui écouté les conversations des beaux-esprits, et lu les vers les plus fraîchement scandés par les poètes du jour. Il ne nous reste plus maintenant qu’à le suivre chez les philosophes et dans les temples. En approchant des écoles de sagesse et du sanctuaire, Lucile n’abdiquera en rien son audace. Lactance a dit de lui qu’il n’avait pas plus épargné les dieux que les hommes : Diis et hominibus non pepercit. Demandons au poète ses croyances.

Comme tous ses contemporains, Lucile a lu Platon[1], et parait avoir fort à cœur les doctrines philosophiques ; il en parle avec indépendance, avec l’éclectisme prochain de Cicéron. Ce n’est ni un épicurien décidé comme va l’être Lucrèce, ni un stoïcien absolu comme le sera Perse. Aussi ne ménage-t-il ni « le vulgaire qui cherche des nœuds sur un jonc, » ni ces sages du stoïcisme qui veulent « être appelés seuls beaux, seuls riches, seuls libres, seuls rois ; » ni « ces sophistes absurdes et décrépits, » ces argumentateurs d’école, ces subtiliseurs de gymnase, qui font de beaux syllogismes dans le genre de celui-ci : « Ce avec quoi nous voyons courir et caracoler ce cheval est ce avec quoi il caracole et court : or, c’est avec les yeux que nous le voyons caracoler ; donc il caracole avec les yeux. » On reconnaît là les puérilités des éristiques de Mégare ; Lucile ici est un moqueur érudit.

La muse de Lucilius, on s’en aperçoit, n’était point cette muse naïve et de foi facile qui, au début des littératures, se complaît aux fables et aux légendes. Dès l’abord, la poésie latine avait trahi le tempérament positif, le caractère peu rêveur des Romains. Ainsi l’interprète d’Evhémère, l’auteur de l’Épicharme, Ennius, détruisait, pour ainsi dire, les dieux physiquement et moralement. L’athéisme enthousiaste de Lucrèce ne pouvait se produire sans antécédens. On retrouve chez Lucile quelques traces de ces hardiesses ; du moins, les railleries du poète contre certains personnages consacrés par les traditions païennes,

  1. Voir Schoenbeck, Quoesc. Lucilianarum particula ; Halle, 1841, in-8o, p. 32.