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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/118

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une thèse de philosophie ou le sermon d’un vieil avare à un jeune prodigue ; ailleurs encore, la description d’un festin de village et de paysans goulus se gorgeant de légumes, ou enfin l’assaut de je ne sais quelle porte par des vauriens en goguette. Voilà dans quelles compositions, arrangées avec plus ou moins, d’art, et où était sans doute ménagé l’intérêt, le poète mettait en jeu et bafouait la luxure des débauchés, les folies des dissipateurs, les fourberies du forum, la vanité des écrivains, la gloutonnerie des estomacs sensuels, la cupide corruption des grands, la vénalité des magistratures, tous les ridicules, tous les excès, tous les vices de cette cité, dont Juvénal devait dire plus tard qu’elle ne contenait pas un honnête homme. On sait, on ressaisit maintenant en idée ce que fut Lucile.

Singulière inégalité des destinées humaines ! ce poète promis à la gloire, et qui put s’en croire maître, a vu ses œuvres et presque son nom effacés sous les pas du temps, tandis que des génies inférieurs, qu’on ne lui comparait même pas, resteront à jamais dans la mémoire des hommes. Les débris de ses pensées sont épars çà et là dans les livres des anciens, comme tant d’illustres cendres le long des tombeaux ruinés de la voie Appienne. En venant réclamer aujourd’hui un regard pour ce mort célèbre d’il y a deux mille ans, un moment de souvenir pour ce grand renom à jamais éteint,on n’a pas voulu tenter une réhabilitation ; il n’y a lieu de réhabiliter que les réputations compromises et les talens condamnés. Lucile, grace à Dieu, n’en est pas là ; ce n’est point l’opinion qui a triomphé de lui, c’est le temps. Pour que l’auréole immortelle reparût sur son front, il ne faudrait pas changer sa place, mais la lui rendre.


CHARLES LABITTE.