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vieux chrétien. Si je prends le don, c’est que j’en ai le droit, et, si j’étais à Elizondo, je vous montrerais ma généalogie sur parchemin. On voulait que je fusse d’église, et l’on me fit étudier, mais je ne profitais guère. J’aimais trop à jouer à la paume, c’est ce qui m’a perdu. Quand nous jouons à la paume, nous autre Navarrais, nous oublions tout. Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle ; nous prîmes nos maquilas[1], et j’eus encore l’avantage ; mais cela m’obligea de quitter le pays. Je rencontrai des dragons, et je m’engageai dans le régiment d’Almanza cavalerie. Les gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je devins bientôt brigadier, et on me promettait de me faire maréchal-des-logis, quand, pour mon malheur, on me mit de garde à la manufacture de tabacs de Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand bétiment-là, hors des remparts, près du Guadalquivir. Il me semble en voir encore la porte et le corps-de-garde auprès. Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment ; moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de m’occuper. Je faisais une chaîne avec du fil de laiton, pour tenir mon épinglette. Tout d’un coup, les camarades disent : Voilà la cloche qui sonne ; les filles vont rentrer à l’ouvrage. Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à cinq cents femmes occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes n’entrent pas sans une permission du Vingt-quatre[2], parce qu’elles se mettent à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À l’heure où les ouvrières rentrent, après leur dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer, et leur en content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces demoiselles qui refusent une mantille de taffetas, et les amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à se baisser pour prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient, moi, je restais sur mon banc, près de la porte. J’étais jeune alors ; je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant sur les épaules[3]. D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur ; je n’étais pas encore fait à leurs manières. Toujours à railler, jamais un mot de raison. J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des bourgeois qui disaient : Voilà la gitanilla ! Je levai les yeux, et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.

  1. Bâtons ferrés des Basques.
  2. Magistrat chargé de la police et de l’administration municipale.
  3. Costume ordinaire des paysannes de la Navarre et des provinces basques.