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monde sait que le cerveau renouvelle la présence des objets absens par l’image de ces objets. Il y a certaines circonstances qui favorisent le réveil de nos impressions anciennes, telles que la solitude, les ténèbres, la promenade. Nous retrouvons ce phénomène très marqué chez les poètes et les artistes. La nature portait sur les sens de Jean- Jacques Rousseau un enivrement qui se communiquait à l’ame ; ce n’étaient. bientôt plus les arbres, les ruisseaux, les rochers de l’Hermitage qu’il voyait, mais Saint-Preux, mais Sophie, et les autres figures de son invention[1]. Le plaisir que l’ame trouve dans l’exercice de cette faculté l’excite à en faire souvent usage. En imaginant de la sorte, nous ajoutons de la durée aux choses qui nous plaisent et qui ne sont plus. Ces fantômes de notre mémoire acquièrent une vie artificielle ; nous les arrangeons à notre manière et nous leur donnons dans nos rêves ce qui leur manquait autrefois pour nous séduire. Par une autre disposition familière à notre esprit, nous détachons de l’ensemble des grands objets certaines empreintes qui se fixent isolément dans le cerveau et qui servent à nous reproduire le tout. C’est ainsi que nous nous représentons une ville par un monument, une circonstance de la vie par un des détails accessoires qui s’y rattachent, une idée par le signe qu’elle a marqué dans notre mémoire. L’imagination est de la sorte une perpétuelle faiseuse d’hiéroglyphes. Si maintenant nous rapprochons ces actes ordinaires du cerveau des hallucinations propres à l’état de folie, nous trouverons que ces dernières diffèrent seulement par l’excès et par l’intensité du phénomène. Tandis que dans l’état de raison l’image conserve rarement la vivacité de l’original, le cerveau en délire donne au contraire à ses peintures une force plus grande que celle de la réalité même. La faculté de créer, la plus sublime de toutes, puisqu’elle nous égale en quelque manière à l’auteur des êtres, l’emporte tout à coup sur celle de percevoir, et s’égare si bien dans ses intempérances, que, pour avoir voulu rivaliser avec Dieu les hallucinés ne sont même plus des hommes.

Entre ces deux états nettement dessinés, il existe une condition intermédiaire qui marque comme le passage de l’un à l’autre En toutes choses, la question des limites est extrêmement délicate. Cette ligne, qui sépare l’état de raison de l’état de folie, oscille surtout quand elle touche le terrain des hallucinations. Ici tout s’agite, tout se confond, mais dans cette confusion même nous allons surprendre le lien fragile qui unit le phénomène sain au phénomène troublé. C’est surtout

  1. Confessions, liv. IX.