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— Non ! dis-je à moitié étranglé par l’effort que je faisais. Je ne puis pas.

— Fort bien. Si tu es si difficile, je sais à qui m’adresser. J’offrirai à ton officier d’aller chez Dorothée. Il a l’air d’un bon enfant, et il fera mettre en sentinelle un gaillard qui ne verra que ce qu’il faudra voir. Adieu, canari. Je rirai bien le jour où la consigne sera de te pendre.

J’eus la faiblesse de la rappeler, et je promis de laisser passer toute la Bohême, s’il le fallait, pourvu que j’obtinsse la seule récompense que je désirais. Elle me jura aussitôt de me tenir parole dès le lendemain, et courut prévenir ses amis qui étaient à deux pas. Il y en avait cinq, dont était Pastia, tous bien chargés de marchandises anglaises. Carmen faisait le guet. Elle devait avertir avec ses castagnettes dès qu’elle apercevrait la ronde, mais elle n’en eut pas besoin. Les fraudeurs firent leur affaire en un instant.

Le lendemain, j’allai rue du Candilejo. Carmen se fit attendre, et vint d’assez mauvaise humeur. — Je n’aime pas les gens qui se font prier, disait-elle. Tu m’as rendu un plus grand service la première fois, sans savoir si tu y gagnerais quelque chose. Hier, tu as marchandé avec moi. Je ne sais pas pourquoi je suis venue, car je ne t’aime plus. Tiens, va-t’en. Voilà un duro pour ta peine. — Peu s’en fallut que je ne lui jetasse sa pièce à la tête, et je fus obligé de faire un effort violent sur moi-même pour ne pas la battre. Après nous être disputés pendant une heure, je sortis furieux. J’errai quelque temps par la ville, marchant de çà et de là comme un fou ; enfin j’entrai dans une église, et, m’étant mis dans le coin le plus obscur, je pleurai à chaudes larmes. Tout d’un coup j’entends une voix : — Larmes de dragon ! j’en veux faire un philtre. — Je lève les yeux, c’était Carmen en face de moi. — Eh bien ! mon pays, m’en voulez vous encore ? me dit-elle. Il faut bien que je vous aime, malgré que j’en aie, car, depuis que vous m’avez quittée, je ne sais ce que j’ai. Voyons, maintenant c’est moi qui te demande si tu veux venir rue du Candilejo. — Nous fîmes donc la paix ; mais Carmen avait l’humeur comme est le temps chez nous. Jamais l’orage n’est si près dans nos montagnes que lorsque le soleil est le plus brillant. Elle m’avait promis de me revoir une autre fois chez Dorothée, et elle ne vint pas. Et Dorothée me dit de plus belle qu’elle était allée à Lalorò pour les affaires d’Égypte.

Sachant déjà par expérience à quoi m’en tenir là-dessus, je cherchais Carmen partout où je croyais qu’elle pouvait être, et je passais