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Pour le faire court, monsieur, Carmen me procura un habit bourgeois, avec lequel je sortis de Séville sans être reconnu. J’allai à Jerez avec une lettre de Pastia pour un marchand d’anisette chez qui se réunissaient des contrebandiers. On me présenta à ces gens-là, dont le chef, surnommé le Dancaïre, me reçut dans sa troupe. Nous partîmes pour Gaucin, où je retrouvai Carmen, qui m’y avait donné rendez-vous. Dans les expéditions, elle servait d’espion à nos gens, et de meilleur il n’y en eut jamais. Elle revenait de Gibraltar, et déjà elle avait arrangé avec un patron de navire l’embarquement de marchandises anglaises que nous devions recevoir sur la côte. Nous allâmes les attendre près d’Estepona, puis nous en cachâmes une partie dans la montagne ; chargés du reste, nous nous rendîmes à Ronda. Carmen nous y avait précédés. Ce fut elle encore qui nous indiqua le moment où nous entrerions en ville. Ce premier voyage et quelques autres après furent heureux. La vie de contrebandier me plaisait mieux que la vie de soldat ; je faisais des cadeaux à Carmen. J’avais de l’argent. Partout nous étions bien reçus ; mes compagnons me traitaient bien, et même me témoignaient de la considération. La raison, c’était que j’avais tué un homme, et parmi eux il y en avait qui n’avaient point un pareil exploit sur la conscience. Mais ce qui me touchait davantage dans ma nouvelle vie, c’est que je voyais sonvent Carmen. Elle me montrait plus d’amitié que jamais ; cependant, devant les camarades, elle ne convenait pas qu’elle était ma maîtresse ; elle m’avait même fait jurer par toute sorte de sermens de ne rien leur dire sur son compte. J’étais si faible devant cette créature, que j’obéissais à tous ces caprices. D’ailleurs, c’était la première fois qu’elle se montrait à moi avec la réserve d’une honnête femme, et j’étais assez simple pour croire qu’elle s’était véritablement corrigée de ses façons d’autrefois.

Notre troupe, qui se composait de huit ou dix hommes, ne se réunissait guère que dans les momens décisifs, et d’ordinaire nous étions dispersés deux à deux, trois à trois, dans les villes et les villages. Chacun de nous prétendait avoir un métier : celui-ci était chaudronnier, celui-là maquignon ; moi, j’étais marchand de merceries, mais je ne me montrais guère dans les gros endroits à cause de ma mauvaise affaire de Séville. Un jour, ou plutôt une nuit, notre rendez-vous était au bas de Véjer. Le Dancaïre et moi nous nous y trouvâmes avant les autres. Il paraissait fort gai. — Nous allons avoir un camarade de plus, me dit-il. Carmen vient de faire un de ses meilleurs tours. Elle vient de faire échapper son rom qui était au présidio à Tarifa. — Je