Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commençais déjà à comprendre le bohémien que parlaient presque tous mes camarades, et ce mot de rom me causa un saisissement.

— Comment ! son mari ! elle est donc mariée ? demandai-je au capitaine.

— Oui, répondit-il, à Garcia-le-Borgne, un bohémien aussi fùté qu’elle. Le pauvre garçon était aux galères. Carmen a si bien embobeliné le chirurgien du présidio, qu’elle en a obtenu la liberté de son rom. Ah ! cette fille-là vaut son pesant d’or. Il y a deux ans qu’elle cherche à le faire évader. Rien n’a réussi, jusqu’à ce qu’on s’est avisé de changer le major. Avec celui-ci, il paraît qu’elle a trouvé bien vite le moyen de s’entendre. — Vous vous imaginez le plaisir que me fit cette nouvelle. Je vis bientôt Garcia-le-Borgne ; c’était bien le plus vilain monstre que la Bohême ait nourri : noir de peau et plus noir d’âme, c’était le plus franc scélérat que j’aie rencontré de ma vie. Carmen vint avec lui, et, lorsqu’elle l’appelait son rom devant moi, il fallait voir les yeux qu’elle me faisait, et ses grimaces quand Garcia tournait la tête. J’étais indigné, et je ne lui parlai pas de la nuit. Le matin nous avions fait nos ballots, et nous étions déjà en route, quand nous nous aperçûmes qu’une douzaine de cavaliers étaient à nos trousses. Les fanfarons Andalous, qui ne parlaient que de tout massacrer, firent aussitôt piteuse mine. Ce fut un sauve qui peut général. Le Dancaïre, Garcia, un joli garçon d’Ecija, qui s’appelait le Remendado, et Carmen ne perdirent pas la tête. Le reste avait abandonné les mulets, et s’était jeté dans les ravins où les chevaux ne pouvaient les suivre. Nous ne pouvions conserver nos bêtes, et nous nous hâtâmes de défaire le meilleur de notre butin, et de le charger sur nos épaules, puis nous essayâmes de nous sauver au travers des rochers par les pentes les plus raides. Nous jetions nos ballots devant nous, et nous les suivions de notre mieux en glissant sur les talons. Pendant ce temps-là, l’ennemi nous canardait ; c’était la première fois que j’entendais siffler les balles, et cela ne me fit pas grand-chose. Quand on est en vue d’une femme, il n’y a pas de mérite à se moquer de la mort. Nous nous échappâmes, excepté le pauvre Remendado, qui reçut un coup de feu dans les reins. Je jetai mon paquet, et j’essayai de le prendre. — Imbécile ! me cria Garcia, qu’avons-nous affaire d’une charogne ? achève-le et ne perds pas les bas de coton. — Jette-le, jette-le, me criait Carmen. — La fatigue m’obligea de le déposer un moment à l’abri d’un rocher. Garcia s’avança, et lui lâcha son espingole dans la tête. — Bien habile qui le reconnaîtrait maintenant, dit-il en regardant sa figure que douze balles avait mise en morceaux. — Voilà,