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monsieur, la belle vie que j’ai menée. — Le soir, nous nous trouvâmes dans un hallier, épuisés de fatigue, n’ayant rien à manger et ruinés par la perte de nos mulets. Que fit cet infernal Garcia ? il tira un paquet de cartes de sa poche, et se mit à jouer avec le Dancaïre à la lueur d’un feu qu’ils allumèrent. Pendant ce temps-là, moi, j’étais couché, regardant les étoiles, pensant au Remendado, et me disant que j’aimerais autant être à sa place. Carmen était accroupie près de moi, et de temps en temps elle faisait un roulement de castagnettes en chantonnant. Puis, s’approchant comme pour me parler à l’oreille, elle m’embrassa, presque malgré moi, deux ou trois fois. — Tu es le diable, lui disais-je. — Oui, répondait-elle.

Après quelques heures de repos, elle s’en fut à Gaucin, et le lendemain matin un petit chevrier vint nous porter du pain. Nous demeurâmes là tout le jour, et la nuit nous nous rapprochâmes de Gaucin. Nous attendions des nouvelles de Carmen. Rien ne venait. Au jour, nous voyons un muletier qui menait une femme bien habillée, avec un parasol, et une petite fille qui paraissait sa domestique. Garcia nous dit : — Voilà deux mules et deux femmes que saint Nicolas nous envoie ; j’aimerais mieux quatre mules ; n’importe, j’en fais mon affaire !

— Il prit son espingole, et descendit vers le sentier en se cachant dans les broussailles. Nous le suivions, le Dancaïre et moi, à peu de distance. Quand nous fûmes à portée, nous nous montrâmes, et nous criâmes au muletier de s’arrêter. La femme, en nous voyant, au lieu de s’effrayer, et notre toilette aurait suffi pour cela, fait un grand éclat de rire. — Ah ! les lillipendi qui me prennent pour une erañi[1] ! — C’était Carmen, mais si bien déguisée que je ne l’aurais pas reconnue parlant une autre langue. Elle sauta à bas de sa mule, et causa quelque temps à voix basse avec le Dancaïre et Garcia, puis elle me dit :

— Canari, nous nous reverrons avant que tu sois pendu. Je vais à Gibraltar pour les affaires d’Égypte. Vous entendrez bientôt parler de moi. — Nous nous séparâmes après qu’elle nous eut indiqué un lieu où nous pourrions trouver un abri pour quelques jours. Cette fille était la providence de notre troupe. Nous reçûmes bientôt quelque argent qu’elle nous envoya, et un avis qui valait mieux pour nous : c’était que tel jour partiraient deux milords anglais, allant de Gibraltar à Grenade par tel chemin. À bon entendeur, salut. Ils avaient de belles et bonnes guinées. Garcia voulait les tuer, mais le Dancaïre et

  1. Les imbéciles qui me prennent pour une femme comme il faut.