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flambait à merveille. Je proposai à Garcia de jouer aux cartes. Il accepta. À la seconde partie, je lui dis qu’il trichait ; il se mit à rire. Je lui jetai les cartes à la figure. Il voulut prendre son espingole ; je mis le pied dessus, et je lui dis : — On dit que tu sais jouer du couteau comme le meilleur jaque de Malaga ; veux-tu t’essayer avec moi ? — Le Dancaïre voulut nous séparer. J’avais déjà donné deux ou trois coups de poing à Garcia. La colère l’avait rendu brave ; il avait tiré son couteau, moi le mien. Nous dîmes tous les deux au Dancaïre de nous laisser place libre et franc jeu. Il vit qu’il n’y avait pas moyen de nous arrêter, et il s’écarta. Garcia était déjà ployé en deux comme un chat prêt à s’élancer contre une souris. Il tenait son chapeau de la main gauche pour parer, son couteau en avant. C’est leur garde andalouse. Moi, je me mis à la navarraise, droit en face de lui, le bras gauche levé, la jambe gauche en avant, le couteau le long de la cuisse droite. Je me sentais plus fort qu’un géant. Il se lança sur moi comme un trait ; je tournai sur le pied gauche, et il ne trouva plus rien devant lui ; mais je l’atteignis à la gorge, et le couteau entra si avant, que ma main était sous son menton. Je retournai la lame si fort, qu’elle se cassa. C’était fini. La lame sortit de la plaie lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur le nez raide comme un pieu. — Qu’as-tu fait ? me dit le Bancaire. — Écoute, lui dis-je : nous ne pouvions pas vivre ensemble. J’aime Carmen, et je veux être seul. D’ailleurs, Garcia était un coquin, et je me rappelle ce qu’il a fait au pauvre Remendado. Nous ne sommes plus que deux, mais nous sommes de bons garçons. Voyons, veux-tu de moi pour ami, à la vie, à la mort ?

— Le Dancaïre me tendit la main. C’était un homme de cinquante ans.

— Au diable les amourettes ! s’écria-t-il. Si tu lui avais demandé Carmen, il te l’aurait vendue pour une piastre. Nous ne sommes que deux ; comment ferons-nous demain ? — Laisse-moi faire tout seul, lui répondis-je. Maintenant je me moque du monde entier.

Nous enterrâmes Garcia, et nous allâmes placer notre camp deux cents pas plus loin. Le lendemain, Carmen et son Anglais passèrent avec deux muletiers et un domestique. Je dis au Dancaïre : Je me charge de l’Anglais. Fais peur aux autres, ils ne sont pas armés. L’Anglais avait du cœur. Si Carmen ne lui eût poussé le bras, il me tuait. Bref, je reconquis Carmen ce jour-là, et mon premier mot fut de lui dire qu’elle était veuve. Quand elle sut comment cela s’était passé : — Tu seras toujours un lillipendi ! me dit-elle. Garcia devait te tuer. Ta garde navarraise n’est qu’une bêtise, et il en a mis à l’ombre de plus habiles que toi. C’est que son temps était venu. Le tien viendra. —