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de déraisonner sur chacune de ses impressions. Jouissance rare en vérité de savoir pourquoi l’on applaudit et pourquoi l’on s’enthousiasme, d’analyser l’effet que telle musique et tel virtuose produisent sur nous, de comparer entre eux les dieux de l’ancien Olympe et ceux du nouveau ! Dernièrement une querelle de ce genre s’agitait à nos côtés pendant une représentation de Norma. Il s’agissait d’opposer Bellini à Rossini, et de préconiser chez le doux chantre sicilien cette corde mélancolique et sentimentale inconnue de l’auteur de Semiramide et du Barbiere² et, après avoir égrené le chapelet ordinaire des comparaisons, après avoir parlé du soleil et du clair de lune, de sourire joyeux se baignant dans la mousse perlée d’un verre de vin de Champagne, et de larme suave déposée au calice du lotus : «  Parbleu ! s’écria en terminant l’un des interlocuteurs, on me citait l’autre jour un mot dans lequel se résume à merveille le caractère de nos deux individualités musicales Rossini fait l’amour, Bellini aime. » En effet, ne trouvez-vous pas que jamais on ne définit mieux la différence des deux génies ? L’amour, une tendresse languissante, une mélancolie rêveuse et une douleur plaintive, voilà le fond de la musique de Bellini. Lequel de ses opéras ne respire un pareil sentiment ? La Sonnambula est une idylle amoureuse, la partition des Puritains une élégie, Norma une hymne, et quelle hymne ! tous les élémens de l’amour semblent s’y être donné rendez-vous : la : volupté tendre et le délire, la joie et l’enivrement, le repentir et l’immolation ! Chaque mesure, chaque note de cette musique respire l’amour, un amour ardent, passionné, sublime, et qui va se résoudre en un désespoir infini. Telle qu’elle est aujourd’hui, Giulia Grisi rend ce rôle de la prêtresse d’Irminsul avec une puissance vraiment souveraine. Sans doute, il y a dix ans, la voix de la cantatrice, plus vibrante et plus fraîche, se prêtait davantage aux nuances de certaines cavatines, et jamais on n’oubliera cette note argentée que la diva filait au clair de lune dans l’adagio de son air d’entrée ; mais, pour quelques agrémens que la virtuose peut avoir perdus, combien la tragédienne n’a-t-elle point gagné ? Sans vouloir porter atteinte le moins du monde aux souvenirs de la Pasta dans ce rôle qui fut l’une de ses gloires, nous doutons qu’on ait jamais poussé plus loin l’accent dramatique. Il faut voir la Giulia, à son dernier duo avec Pollion, passer de la menace à l’attendrissement, de l’attendrissement à la haine, au mépris. Vers les dernières mesures du finale, lorsqu’au moment de monter au bûcher elle tombe aux genoux du pontife et le supplie de veiller sur ses enfans, on dirait une matrone antique, tant elle met de majesté dans sa passion, d’ampleur et de pathétique dans son geste. On doit ajouter aussi que Lablache la seconde en maître. Vraiment, un pareil groupe serait au théâtre le chef-d’œuvre de la statuaire, s’il n’était le triomphe de l’art musical. Pensez donc ensuite à Mlle Librandi qui débutait le même soir, jeune Adalgise à la voix peu caractérisée, à l’intonation non moins douteuse, et dont l’inexpérience et la faiblesse semblaient répandre un froid glacial sur les plus beaux momens de cette représentation !