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S’il est vrai que M. Donizetti s’inspire trop souvent de Bellini, du moins peut-on dire qu’entre les imitateurs du chantre des Puritains, l’auteur d’Anna Bolena et de la Lucia reste le plus indépendant. M. Donizetti est un peu à Bellini ce qu’est, par exemple, Boieldieu à Rossini, Marschner à Weber, M. Halévy à M. Meyerbeer. Il imite, mais non sans y mettre du sien, non sans se créer certains droits incontestables à l’originalité. Ainsi, prenez le meilleur des opéras de M. Donizetti, la Lucia, par exemple ; évidemment. Rossini et Bellini s’en disputent le fonds. Au second de ces deux maîtres revient la mélancolie de l’ouvrage, la poésie sentimentale dont s’éclaire cette musique, tandis que le brio de l’instrumentation, la verve rhythmique de la mélodie en général appartiennent au premier, lequel pourrait même revendiquer en propre certain défaut caractéristique du grand maestro, défaut assez commun, du reste, à la plupart des anciens compositeurs italiens, et dont les nouveaux, Mercadante et Verdi entre autres, cherchent autant que possible à se garder. Je veux parler de cette façon cavalière d’en user avec les situations, de ce sensualisme méridional qui va sacrifier le pathétique d’un ouvrage à tel rhythme dont on s’affole, à telle cadence badine qui sourit. Cependant, quoi qu’on en puisse dire, cette partition de Lucia se recommande par des beautés qui ne doivent rien à personne ; et telle est l’industrie, mieux encore l’inspiration du maître, à certains endroits de cette œuvre, qu’elle a presque fini par conquérir rang de création parmi nous. Le finale du second acte passera toujours pour un morceau d’une haute portée : non que l’influence de Rossini ne perce par momens ; j’y retrouve même la coupe exacte du finale d’Otello ; mais, de quelque part qu’ils lui viennent, on m’accordera qu’on ne saurait mettre plus de puissance et d’invention à combiner ses élémens, et, quant à moi, j’avoue que, s’il y a copie, je préfère de beaucoup la copie à l’original, et ne saurais hésiter un instant entre ce finale de la Lucia bien ordonné, bien écrit, allant droit à son but par une voie toute mélodieuse, et le trop célèbre finale d’ Otello, composition dépourvue d’unité, qui par cinq fois recommence sans pouvoir jamais finir, et dans laquelle le luxe des idées semble n’aboutir qu’à la diffusion. Maintenant, en ce qui concerne la dernière scène de l’opéra, nous avouons professer une admiration sans réserve pour ce monologue d’une grandeur si sombre que le musicien met dans la bouche de son héros. Le récitatif et l’adagio de l’air de Rawensvood nous ont toujours semblé des morceaux de premier ordre, et, plutôt que d’aller demander compte à l’inspiration de Bellini du pathétique immense répandu sur cette partie de l’ouvrage, nous aimons mieux nous adresser à la mélancolie funèbre des nuits du Nord, aux grands lacs d’Ecosse, à ces bruyères sauvages, en un mot à toute cette désolation du sublime chef-d’œuvre de Scott dont la musique de Donizetti respire en cet endroit la poésie et le romantisme. Vous avez entendu Moriani dans cette scène ? Au moins maintenant nous pouvons parler de Moriani tout à notre aise, et dire, à des gens aussi bien informés que nous, que c’est là un ténor de la classe de Rubini, ni plus ni moins, un de ces virtuoses