Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/607

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

filles. Ce n’était plus un de ces tendres boutons qui s’abritent timidement sous le feuillage, c’était une splendide rose au cœur épanoui, dont le premier souffle de vent disperse les pétales embaumés. Cette belle fille appartenait à une maison trop pauvre, trop noble et trop fière, pour qu’on songeât seulement à lui trouver un mari. Il fut décidé qu’elle entrerait dans un couvent ; mais, comme elle n’avait aucune vocation pour la vie religieuse, elle temporisa et demeura au château, même après la mort de ses parens et le mariage de son frère.

C’était pourtant chose décidée qu’elle entrerait en religion, et elle n’eut jamais la pensée d’exprimer un refus, peut-être parce qu’elle n’entrevoyait aucune chance de se soustraire à son sort. Seulement elle tombait parfois dans de grandes tristesses, et elle pleurait devant la baronne sans vouloir lui déclarer le sujet de ses larmes. La famille augmentait d’année en année. Le châtelain de Colobrières avait déjà six enfans, et la pauvre Agathe sentait bien qu’il fallait s’en aller et faire place à ces innocens. Ni le baron ni sa femme ne la pressaient d’accomplir sa résolution ; mais son entrée au couvent était considérée comme prochaine, et l’on en parlait tous les jours.

Sur ces entrefaites, il advint qu’un soir des marchands forains se présentèrent à la porte du château. Il faisait un temps horrible ; la pluie, qui tombait par torrens avait rompu les chemins, et ces braves gens ne pouvaient gagner le village où ils auraient trouvé un abri et un gite. Le baron leur ouvrit généreusement sa porte ; c’était à peu près tout ce qu’il pouvait faire pour eux. Ils s’installèrent dans une salle démeublée, non loin de l’écurie où ils avaient remisé les mulets qui portaient leurs ballots, et s’arrangèrent pour y passer la nuit.

La baronne les avait vus arriver de sa fenêtre ; le soir, à la veillée, elle dit à sa belle-sœur :

— Je dépenserais bien volontiers un écu de six francs avec ces marchands. Les enfans sont habillés pour la saison ; mais nous…. c’est une mortification d’aller à la messe avec nos coiffes unies et nos vieux fichus de lisard. Vous surtout, ma chère Agathe, vous auriez besoin d’un fichu neuf.

— À quoi bon, ma sœur ? répondit Mlle de Colobrières avec un soupir ; cela me servirait si peu de temps ; bientôt je n’aurai plus besoin de ces ajustemens.

— C’est égal, répondit la baronne. — Et regardant à la dérobée son mari, qui s’endormait devant la table, le nez sur un vieux nobiliaire dont il lisait chaque soir quelques lignes, elle ajouta d’un ton plus