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émue : — Vous allez entrer au couvent, mademoiselle ? C’est un terrible parti, si vous n’êtes pas appelée par une grande vocation. Pardonnez si j’ose avoir un avis sur ce qui vous concerne ; mais il me semble que vous commettrez un crime contre vous-même en vous enterrant ainsi vivante. Quels regrets vous éprouverez peut-être un jour !

— Des regrets ! j’en ai déjà ! s’écria Mlle de Colobrières, dont les sentimens si long-temps contenus achevèrent de déborder. La vie du couvent me répugne, l’avenir m’épouvante ; mais il faut que je subisse mon sort.

— Vous avez un père, une mère, qui exigent ce sacrifice ?

— Non ; mes parens sont morts.

— Eh bien ! alors, qui vous le commande ?

— La nécessité, répondit Agathe avec amertume. Pour une fille noble et pauvre, il n’y a pas d’autre asile sur la terre que le couvent : c’est là que la plupart des femmes de notre famille sont allées s’ensevelir à la fleur de leur âge. Il y a long-temps que les Colobrières, n’ayant plus de fortune pour soutenir leur rang, nous sacrifient ainsi. Hélas ! pourquoi Dieu, vers lequel nous allons malgré nous, ne nous prend-il pas au berceau, lorsque nos cœurs innocens n’ont encore aucun attachement à ce monde ?

Tandis qu’Agathe parlait ainsi en élevant vers le ciel ses beaux yeux noyés de larmes, le marchand la considérait avec une expression singulière. Cet homme était réellement au-dessus de sa vulgaire condition ; c’était une de ces natures promptes et hardies, dont les résolutions sont soudaines, les volontés puissantes, et qui triomphent par leur audacieux bon sens des situations les plus difficiles. C’était à ces qualités que Pierre Maragnon devait déjà une fortune acquise dans de chanceuses spéculations. À l’aspect de cette belle fille, de cette noble demoiselle qui baissait en ce moment devant lui ses yeux pleins de larmes et semblait confuse de s’être laissé aller devant un inconnu à ce mouvement de douleur, d’avoir osé parler de ses secrètes angoisses, Pierre Maragnon avait compris que ce mouvement d’abandon pouvait décider de l’avenir, de la destinée de tous deux : une idée presque insensée s’était tout à coup présentée à son esprit. Avec la promptitude, l’énergique sang-froid qu’il apportait dans toutes ses entreprises, il calcula les chances de cette situation ; elles lui semblèrent favorables, et il osa concevoir une espérance, un dessein, le dessein d’emmener Mlle de Colobrières et d’en faire sa femme, sa femme à lui, Pierre Maragnon. Pour quiconque aurait lu en ce moment dans