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l’esprit d’Agathe, cette idée eût été le comble de la présomption et de la folie. La pauvre demoiselle ne prenait pas garde seulement à celui qui arrêtait sur ses beaux yeux baissés un regard si pénétrant et si profond. Pour l’indigente petite-fille des barons de Colobrières, un marchand, un roturier n’était pas un homme, et Pierre Maragnon lui inspirait une bienveillance hautaine plus mortifiante peut-être pour celui qui en était l’objet qu’une parfaite indifférence. Il fallait d’abord réduire cet orgueil instinctif, briser ce long préjugé en l’attaquant sans détours et sans ménagemens ; Pierre Maragnon s’y décida, au risque d’encourir dès le premier mot le courroux d’Agathe.

— Mademoiselle, lui dit-il d’un ton respectueux et calme, vous allez me trouver bien hardi ; mais, après vous avoir manifesté mon sentiment sur votre situation, je crois devoir encore vous donner un conseil : résignez-vous à tout au monde plutôt que d’entrer au couvent. Vous ne pouvez rester dans votre famille, elle est trop pauvre pour vous garder ; eh bien ! quittez-la et allez vivre ailleurs. Travaillez, s’il le faut ; ce n’est ni un déshonneur, ni même un malheur : ne vaut-il pas mieux un travail pénible, continuel, avec la liberté, que l’oisiveté entre les quatre murs, d’une cellule, d’une prison d’où l’on ne doit sortir ni vivante ni morte ?

— C’est vrai ce que vous dites là, répondit Mlle de Colobrières étonnée, mais non révoltée d’un tel langage. Si je pouvais renier ma noblesse et renoncer à mon nom, dès demain, dès à présent mon parti serait pris ; j’irais vivre n’importe où du travail de mes mains plutôt que de me faire religieuse.

— Eh ! qui vous en empêche, mademoiselle ? dit hardiment Pierre Maragnon. Avec un peu de courage et de résolution, vous descendriez de ce rang qui vous impose un si terrible sacrifice ; vous deviendriez une petite bourgeoise. Vous n’avez d’autre refuge que le couvent, parce que vous êtes trop pauvre pour épouser un homme de votre condition ; mais un roturier s’estimerait heureux de vous épouser sans dot.

— Jamais un homme sans naissance n’oserait me demander en mariage, répondit naïvement Agathe.

— La situation où vous êtes peut donner à quelqu’un cette audace, dit le marchand d’un ton grave et en regardant fixement Mlle de Colobrières.

Elle le comprit. Ses joues devinrent pourpres ; un éclair de fierté, d’indignation peut-être, brilla dans ses yeux ; mais ce mouvement du sang passa aussitôt : elle ne répondit pas et demeura pensive. Lorsque