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sagesse de savoir jusqu’à quel point on peut tolérer ce qui est mal, de ne pas tendre à une pureté imaginaire et impossible, afin que les vieux abus, ardens à se cacher, et persévérans dans leur vivace existence, ne créent pas des abus nouveaux, comme autant de voiles propices. Certes, il serait désirable que personne ne fût corrompu, et que l’influence de la couronne s’annulât ; mais est-ce possible ? Non. Eh bien ! de tous les modes d’influence qu’un gouvernement peut exercer, la moins déshonorante pour celui qui la subit, la moins dangereuse pour l’état, c’est une fonction publique obtenue et remplie. Je ne détruirais pas, moi, une influence qui s’exerce au grand jour, sous le soleil, pour le service public, sachant bien que je ne puis abolir les contrats secrets, brigues, corruptions journalières, transactions clandestines, fraudes cachées, et ces mille moyens dont une administration use quand elle veut. L’équilibre de notre constitution anglaise a quelque chose de délicat, que le plus léger déplacement peut détruire ; c’est matière difficile et périlleuse de toucher le moins du monde à cette machine compliquée. S’agit-il d’une réforme fondamentale, vous trouverez l’homme sage, lent à se décider ; l’homme prudent, à entreprendre, et l’homme honnête, à promettre. »

On voit quelle est la position prise par Burke. Il ne la quittera plus. Champion des grandes familles whigs et non du trône, de la liberté pondérée par l’aristocratie et non du peuple, il pourra, selon l’occasion et la nécessité, faire pencher la balance de son éloquence vers les intérêts populaires ou vers la prérogative ; mais c’est au centre même de la constitution de Guillaume III, de la révolution accomplie par les seigneurs, et dans le sein des principes de 1688, essentiellement aristocratiques, qu’il puise sa force. Il y voit l’idéal de toute politique, le règne des sagacités, des capacités et des races. La consécration du passé le lui rend vénérable ; il en aime la stabilité et la gravité ; la reconnaissance l’y attache. Il ne s’aperçoit pas que les années qui s’écoulent marchent contre ces mêmes doctrines, que bientôt les whigs de 1688 seront impuissans à sauver l’état.

A trente-quatre milles de Londres, dans une des provinces les plus pittoresques et les plus accidentées de l’Angleterre, dans le Buckinghamshire, non loin du château de Windsor, se trouvait une petite ferme que le poète Waller avait habitée, et où il avait écrit les plus tendres et les plus mélodieux de ses vers. A quelque distance s’élevait une maison de briques d’un goût d’architecture simple et sévère, vaste cependant et d’une distribution commode ; six cents acres de bois, de pâturages et de terres labourables complétaient ce domaine, que l’on appelait les Grégories[1], et qui, sans atteindre les proportions

  1. Burke adopta pour cette résidence le nom d’une petite ville voisine, Beaconsfield. C’est de là qu’il datait ses lettres.