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souterraine, on n’aperçoit que le toit de chaume. Jamais je n’ai vu tant de misère, si ce n’est en Espagne, dans la Manche, cette triste patrie du grand don Quijote. A Wadin, nous fîmes une intéressante recrue. Le cadi de la ville monta à bord avec deux malfaiteurs qu’il conduisait au pacha de Widdin, attendu que leurs crimes étaient dignes de cette haute juridiction. L’un était un simple incendiaire ; l’autre, jeune homme de la plus douce figure, avait étranglé, sans compter sa femme, vingt-huit personnes de sa famille et de ses amis. Peu ému en apparence, il fuma tranquillement sa pipe pendant tout le temps qu’il fut à bord. Le cadi était un beau Turc qui portait avec beaucoup d’élégance l’opulent costume des Osmanlis ; une quantité de domestiques s’empressaient autour de lui. Ils étendirent sur le pont de magnifiques tapis sur lesquels le riche cadi, bien différent, ma foi, de nos juges de paix, passait tout le jour à savourer les douceurs du narghilé et à tourner dans ses mains, qui étaient fort belles, une tabatière entourée de diamans et surmontée d’une petite boussole qui, aux heures de prière, lui indiquait la direction de la Mecque. Nous avions amené de Constantinople un colonel turc dont je n’ai point parlé, parce qu’il vivait tout-à-fait à part. C’était un homme fort laid, fort commun, fort gêné dans son habit européen. Il avait refusé de manger à notre table parce qu’il ne savait ni s’asseoir sur une chaise, ni se servir d’une fourchette. Accroupi sur le pont, il passait ses journées à caresser d’une main ses pieds déchaussés, et à manger, à l’aide de l’autre, des concombres verts que lui apportait, de quart d’heure en quart d’heure, un aide-de-camp déguenillé. En voyant le cadi, le militaire trouva convenable d’aller fraterniser avec la justice. Il ceignit un grand sabre, marque de sa dignité, et alla lier conversation avec le cadi, qui lui fit prendre place à ses côtés. Rien ne leur manquait, si ce n’est des femmes, et, comme je m’étonnais qu’ils n’en eussent point amené, ils me firent répondre de ne me point inquiéter, et qu’ils n’en manqueraient pas à Widdin. Nous y arrivâmes le lendemain dans la matinée.

Widdin, vue à distance, a beaucoup de caractère. La ville est bâtie à fleur d’eau, et de loin on voit, se reflétant dans les eaux paisibles du fleuve, des centaines de minarets qui rappellent Constantinople. De près l’illusion disparaît, et l’on retrouve avec désenchantement l’air d’abandon et la dégradation ordinaire des villes turques. Cependant la foule qui couvre le quai, à l’approche du bateau, offre un spectacle original et digne d’observation. Elle était ce jour-là plus nombreuse que de coutume. On se rappelle peut-être qu’à notre sortie du Bos-