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voyageurs. Chacun a son parti pris et son idée fixe, quelquefois assez triste, comme chez M. Hill, que poursuit en tous lieux le fantôme du papisme, et qui se ferait plutôt renégat et circoncis que chrétien catholique. Ni M. Hill, ni lord Nugent, ne nous ont captivé, tout respectables qu’ils soient. Nous nous sommes laissé attirer et séduire par des originalités plus capricieuses et plus douces. Nous avons lu M. Cameron par exemple, le chevalier errant de l’empereur de Russie ; M. White, l’observateur infatigable des rues de Constantinople ; enfin l’auteur anonyme d’Eothen, railleur sans pitié des splendeurs et des ruines orientales. Ceux-là, nous les avons suivis, nous les avons étudiés, nous les aimons, l’auteur d'Eothen surtout, qui est un humoriste pur, et qui appartient à une famille d’esprits libres, penseurs que rien ne discipline, poètes que rien n’entrave, obéissant à leurs impressions vraies. Montaigne n’était pas d’une autre race, et c’est un des plus aimables chefs de cette famille que nous estimons tant.

Plus les affaires, le business, comme disent énergiquement les Anglais, pèsent d’une lourde masse sur leurs intelligences et envahissent les heures du premier ministre comme de l’ouvrier, plus c’est chose piquante de voir leurs humoristes en voyage se livrer à toute leur verve d’indépendance. Leur caprice déchaîné ne respecte rien. Ils s’expatrient avec délices, s’amusent comme de grands écoliers, hument l’air libre à pleine poitrine, et rient au nez de tous. Dès l’époque d’Élisabeth, un certain Thomas Coryate ou Tom Coryatt, comme l’appelaient ses contemporains, courut l’Europe et l’Asie, et consigna ses mélancoliques facéties dans un petit volume plein de naïvetés grotesques, publié sous le titre allitératif et gothique de Crudités de Coryatt.

Au XVIIIe siècle, Sterne, bien plus savant qu’on ne le pense, et qui puisait, comme Rabelais, une partie de ses inventions dans de vieux bouquins oubliés, mit à profit ce prédécesseur sentimental et burlesque, Coryatt. Sterne connaissait son siècle, il comprit que les grossières plaisanteries de Coryatt n’étaient plus de mise ; il flatta les voluptés sentimentales de ses contemporains, et fit accepter ses lubies sous cette étiquette raffinée et menteuse. Voyez à quel point les hommes sont dupes des mots ! c’est un éternel sujet d’étonnement : le Sentimental Journey de ce malin Sterne a toujours passé pour un « voyage de sentiment. » Qu’y voit-on, je vous prie, de sentimental, si ce n’est le caprice ironique, sensuel et même cynique d’un voyageur qui s’amuse, se repose, rêve, flâne, se moque de lui-même et de vous aussi ?