Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/953

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son guide, et trouvait que sa marche à travers les populations ressemblait trop à celle d’Alexandre, que c’était pousser trop loin l’orientalisme, et que l’on faisait de lui un trop haut et trop puissant seigneur.

Démétri ne se laissait point vaincre par les intercessions de son maître ; il jetait la terreur sur le passage de la caravane, que l’on adorait à cause de cela même, et dont on prévenait les moindres désirs. Bientôt on pénètre en Galilée et l’on visite les couvens latins, Bethléem, Cana, le Jourdain, sans que l’élasticité de pensée et la verve de caprice dont l’auteur est doué puissent céder à l’impression de respect produite par de si vénérables lieux ; il essaie quelquefois de devenir grave, et n’y parvient guère. Entre Tibériade et Jérusalem, une nouvelle fureur contre la civilisation s’empare de lui, et il se trouve si bien dans le désert, au milieu de ces roches rouges et calcinées, éclairé des feux de son bivouac et entouré de ses bandits, dont Salvator Rosa aurait copié les haillons, qu’il entonne un nouvel hymne contre la ville de Londres et la discipline de la vie ordinaire. Il a un peu froid et un peu faim ; mais qu’importe ? Démétri l’avertit de prendre garde ; on délibère là-bas, et l’on se demande s’il ne serait pas convenable de voler et d’assassiner le voyageur. L’avis de Démétri, avis que notre Anglais ne veut pas suivre, serait de prendre les devans et de couper le ton au guide, qui, par parenthèse, a égaré son maître. Ces inconvéniens de la vie nomade n’empêchent pas l’Anglais de la trouver charmante ; fidèle à son originalité, il continue à maudire les salons, les affaires, la vie publique, la vie privée d’Europe, et ce monde policé où l’on a le malheur de dormir en sécurité ou à peu près. « Pardonnez-moi, s’écrie-t-il, ô hommes honorables et civilisés ! Qui de vous n’a pas ses caprices et ses petits goûts particuliers ? Quelque bien taillés et proprement polis par l’Europe et la civilisation que vous soyez, vous retrouverez toujours, dans un coin mystérieux de votre être, quelque veine sauvage. Quel est celui d’entre vous que n’ont pas sollicité et aiguillonné cet amour de l’indépendance, cette soif du repos et du désert ? Précisément les plus sérieux et les plus occupés éprouvent ardemment le dédain et l’ennui des places publiques et des grandes villes, des bals et des orchestres, des palais et des boutiques resplendissantes sous les flots du gaz. Il ne faut pas être homme de génie pour ressentir ces émotions byronniennes. Jusqu’aux plus honorables chancery-men de Londres et avoués de Paris, jusqu’aux graves conseillers auliques de Vienne se trouvent, pendant leurs vacances, dévorés, comme moi, d’une ardeur de liberté furieuse, s’élancent à cheval, s’embarquent en canot, vont gravement jusqu’au