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soulagée d’une crainte, ce n’est pas un cachet noir ; tous mes enfans sont vivans… Cette lettre porte le timbre de Paris… si je ne me trompe, elle est de ma fille aînée.

La Rousse, qui était toujours aux aguets, courut avertir le baron. Celui-ci vint aussitôt, et ouvrit la missive, dont sa femme avait respecté le cachet. Il la lut à voix basse d’un bout à l’autre, puis il la replia froidement, la mit dans sa poche et fit un pas vers la porte.

— Monsieur, vous ne me dites rien… vous ne me parlez pas du contenu de cette lettre ? s’écria la baronne en le retenant. Et, comme il ne lui répondait pas, elle ajouta avec une sorte d’effroi : — C’est une lettre d’Euphémie, de notre fille aînée, qui est maintenant la mère Angélique de la Charité, supérieure du couvent de Notre-Dame de la Miséricorde à Paris. Qu’écrit-elle donc, grand Dieu ! que vous craigniez de me l’apprendre ?

— Ce qu’elle m’écrivait autrefois quand elle était au couvent d’Aix, et que je lui mandais qu’une de ses sœurs se disposait à aller la rejoindre, répondit le baron.

Mme de Colobrières demeura un moment immobile de saisissement ; jamais il n’était entré dans sa pensée qu’Anastasie, son dernier enfant, sa fille bien aimée, dût la quitter comme ses sœurs et s’ensevelir dans un cloitre. Cette douleur imprévue était la plus cruelle qu’eût jamais subie son cœur de mère, et elle ne put s’y résigner. Son désespoir lui inspira une soudaine énergie, et pour la première fois de sa vie elle se révolta contre l’autorité de son mari. Cette femme si soumise, si faible, releva la tête et dit avec une douloureuse fermeté : — Non, monsieur, je ne vous abandonnerai pas ma fille ; je ne me laisserai pas arracher ainsi l’un après l’autre, et jusqu’au dernier, tous les objets de ma tendresse. Dieu seul sait ce que j’ai souffert déjà !… Dieu seul sait quelles larmes j’ai répandues quand j’ai vu partir pour toujours ces chères créatures que j’avais élevées avec tant d’amour ! Plût au ciel que je me fusse alors révoltée contre votre volonté !… Il n’y a pas de nécessité qui puisse obliger une mère à chasser ses enfans… Il y avait ici du pain pour tous, et, s’il l’avait fallu, j’aurais travaillé de mes mains pour leur en donner… Oui, monsieur le baron, plutôt que de rejeter loin de nous ces innocens qui pleuraient en nous quittant, au lieu d’enfermer les uns derrière les grilles d’un couvent, et d’abandonner les autres aux hasards de la vie du monde, il eût mieux valu les garder dans la maison où ils sont nés, et, mettant tout orgueil sous les pieds, labourer avec eux les terres de la baronnie…

— Assez, madame ! interrompit le baron avec indignation ; n’abaissez