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il sera un artisan de diction harmonieuse. Et pourtant il y avait à coup sûr autre chose dans le Fléchier des Mémoires ; il y avait un écrivain original et charmant, d’un abandon embelli par l’art, d’un tour gracieux d’imagination, d’une gentillesse douce et naturelle. Mais l’ingénieux abbé, visant plus haut, se mit au régime prescrit par les prosodies et les rhétoriques : il rima des vers français « comme on prend des leçons de danse pour acquérir une démarche noble, » et, avec les conseils de Richesource, il fit faire toute sorte de belles révérences à sa prose. Voltaire n’avait-il pas raison de dire qu’il n’y a rien de pis pour le style que les maîtres de menuet ? Je renvoie aux Oraisons funèbres.

Au milieu de tout cela, Fléchier commençait à se mettre en réputation ; il hantait les meilleurs cercles, on le comptait parmi les plus beaux esprits. C’était déjà, dans les ruelles littéraires, une manière de personnage assez accrédité. La bienveillance de M. de Montausier avança surtout ses affaires : dès l’abord, les flatteries insinuantes du jeune auteur avaient déplu à ce caractère d’Alceste, ami de l’indépendance réciproque. Fléchier, averti à temps, ne s’épargna pas désormais à le contredire et regagna si bien ses bonnes graces, que bientôt il se vit autorisé par lui (quoique Mascaron ou Bossuet semblassent ici désignés) à faire son début dans l’oraison funèbre par l’éloge de cette femme vraiment adorée de son mari et de son siècle, Mme la duchesse de Montausier. En montant dans la chaire pour prononcer ce discours, Fléchier n’avait qu’une renommée de salons ; en la quittant, il était entré dans la gloire. Ce n’est pas l’heure de le suivre à travers la brillante arène des succès oratoires, où ses triomphes parurent si légitimes, que Fénelon, le sachant mort, s’écriait : « Nous avons perdu notre maître. » Je ne voulais mettre en saillie que cette première période oubliée, sur laquelle la publication récente des Mémoires semble éveiller de préférence l’attention.

Il n’y avait pas deux ans encore que Fléchier habitait Paris, quand un de ses anciens confrères de la Doctrine chrétienne l’introduisit chez M. Lefèvre de Caumartin, conseiller du roi, maître des requêtes, qui ne tarda pas à le choisir comme précepteur de son fils. C’est en cette qualité que Fléchier (il avait alors trente-trois ans) accompagna la famille de son élève en Auvergne, quand M. de Caumartin fut chargé des sceaux près la cour des Grands-Jours, convoquée extraordinairement à Clermont en 1665. Durant ce séjour de quelques mois en province, Fléchier rédigea les Mémoires qui viennent d’être publiés[1],

  1. Jusqu’ici on n’avait qu’un très court et insignifiant extrait de ces Mémoires, inséré en 17812, par l’abbé Ducreux, dans le Xe volume de son édition de Fléchier ; encore Ducreux avait-il cru faire par là une concession à ceux qui, avec grande raison, regardaient cet ouvrage manuscrit « comme une espèce de chef-d’œuvre. » Pour lui, il le trouvait d’un genre singulier, et n’estimait guère ce style extrêmement négligé. Les critiques différèrent beaucoup d’avis sur le prix de ces quelques fragmens mutilés. Suard, moins sagace que de coutume, les trouvait indignes d’être rappelés, tandis que Victoria Fabre, plus avisé cette fois qu’on ne l’eût cru, pressentait la valeur de ce charmant livre, Le banal adage retrouve ici son application : Habent sua fata libelli.