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l’autre à boire dans le creux de la main et sur lesquels on avait jeté un charme, auquel Fléchier croyait de la meilleure foi du monde. On le voit, le correspondant musqué de Mlle de Lavigne tournait tout aussi galamment l’anecdote amoureuse que le billet mondain. Les difficiles matières du sentiment sont abordées par lui avec un laisser-aller, avec un air d’entente qui surprendraient quelque peu de la part d’un futur évêque, si l’on n’était d’ailleurs rassuré par de graves témoignages sur la sévérité de ses mœurs que d’Alembert, dans son temps, a constatés. « Il ne me faut que de l’amitié, » dit Fléchier lui-même à un endroit. Certes je veux croire que le séduisant abbé n’eut jamais de plus grands engagemens ; mais on conviendra qu’il savait deviner à merveille ces délicatesses du cœur. Écoutez-le plutôt parler du plaisir qu’il y a de « n’avoir plus à recommencer une chose si difficile qu’une déclaration ; » écoutez-le dire « qu’une fois la déclaration passée heureusement, on va bien vite après cela ; » écoutez-le encore s’écrier : « Que l’amour est puissant, et qu’il regagne facilement un cœur qu’il a soumis autrefois ! Il se sert de l’absence même qui détruit la tendresse pour la renouveler, et retrace si bien dans l’esprit les objets que le hasard éloigne des yeux, qu’on aime bien souvent davantage ce qu’on n’a pas l’avantage de voir quand on veut. » Assurément, il y a là un instinct qui simule à s’y méprendre l’expérience. Ninon disait que les prudes étaient les jansénistes de l’amour : Fléchier ne fut d’aucune façon janséniste. Il était en tout trop aimable pour être en rien rigoureux.

Sa parfaite indépendance en matière de discipline religieuse me paraît un autre point digne de remarque ; elle lui assigne une place à part dans le clergé du grand siècle. Les Mémoires sur les Grands-Jours contiennent une foule de témoignages fort curieux de cet esprit tolérant, dont l’exemple semble se présenter assez à propos. Une douce ironie, comme il convient à cette indulgente nature, sert le plus souvent de couvert à Fléchier pour glisser ses plus vifs griefs ; mais bien des scandaleux abus ne s’en trouvent pas moins dénoncés de la sorte au bon sens du lecteur. Fléchier est partisan d’une réformation des mœurs ecclésiastiques, qu’à cette date de Louis XIV on n’aurait certes pas cru si urgente. C’est dans les termes les plus exprès qu’il constate le libertinage des couvens déréglés, le scandale des religieuses de campagne : je m’explique à présent l’austère réaction tentée par Port-Royal. Peu d’années avant les Grands-Jours de Clermont, les prêtres sortaient encore couverts de rubans et « couraient aux comédies[1]

  1. L’avis que l’abbé Fléchier, dans ses Mémoires, exprime sur le théâtre est bon à enregistrer : « Je ne suis pas de ceux qui sont ennemis jurés de la comédie, et qui s’emportent contre un divertissement qui peut être indifférent lorsqu’il est dans la bienséance ; je n’ai pas la même ardeur que les pères de l’église ont témoignée contre les comédies anciennes… » Plus tard, devenu évêque, Fléchier change quelque peu d’opinion, comme on le devine ; je lis dans un mandement contre les spectacles, adressé par lui, en 1708, aux fidèles de Nîmes : « Nous crûmes, la première fois, que ce n’était qu’une curiosité passagère d’un divertissement inconnu dont vous vouliez vous désabuser, et nous eûmes quelque légère condescendance ; mais, puisque c’est une habitude de plaisir qui se renouvelle tous les ans, nous connaissons que ce n’est plus le temps de se taire et qu’un plus long silence pourrait vous donner lieu de penser que nous tolérons ce que l’église condamne. » Il est piquant de comparer l’opinion que Fléchier avait à trente-trois ans quand il était déjà prêtre, avec celle qu’il avait à soixante-seize ans, fort peu de temps avant sa mort. Quoiqu’il fulmine une condamnation, la bonté et l’indulgence percent encore dans l’écrit du vieillard.