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l’enfer ; et le jugement aura beau être sévère, plus d’un compagnon lui échappera.

« Mais il y a des enfers dont il est impossible d’être délivré. Là toutes les prières sont vaines, et la miséricorde du sauveur du monde est impuissante.

« Ne connais-tu pas l’enfer de Dante, ses tercets redoutables ? Celui que le poète y a emprisonné, aucune divinité ne le sauvera ;

« Aucune divinité, aucun sauveur ne le délivrera de ces flammes qui chantent ! Prends garde que nous ne te condamnions à un pareil enfer. »


En résumant tout son poème dans cette altière apostrophe, dans ce défi si direct et ces provoquantes menaces, M. Heine vient de rompre d’une manière éclatante avec son passé, avec ces habitudes de diplomatie qu’on lui a souvent reprochées amèrement. Quelque jugement que l’on porte sur le mérite et la convenance de ces vers, il faut reconnaître que l’auteur ne peut être accusé de ruse et de dissimulation. Autrefois, dans ses plus grandes hardiesses, il s’échappait toujours par on ne sait quels défilés invisibles ; la fantaisie, l’humour, les mille caprices de sa verve le dérobaient sans cesse, et cet allié insaisissable, indisciplinable, inspirait plus de haine à ses amis que de terreur à ses adversaires. Cette fois, le poète a voulu parler net. La nouveauté de son livre est surtout dans la franchise, dans l’audace virile de deux ou trois passages principaux que j’ai signalés.

La publication de ce poème est donc, à de certains égards, un fait notable. Il y a là plus qu’un évènement littéraire. Les journaux du pouvoir chercheront sans doute à diminuer l’effet que doivent produire ces pages audacieuses ; la harangue du loup, pour emprunter les images de M. Heine, sera défigurée dans la Gazette d’Augsbourg ; mais l’action de ce poème ne saurait être médiocre. Seulement, quelle sera cette influence ? Le poète qui s’adresse si fièrement au roi de Prusse, qui prête un secours si direct à M. Herwegh et à ses amis, aura-t-il fortifié ce jeune bataillon ? Le talent brillant qu’il leur apporte saura-t-il servir efficacement la cause commune ? Les secours de M. Heine ne sont-ils pas quelquefois dangereux, et cette raillerie impitoyable infligée indistinctement à tous les souvenirs du pays, ce fantasque persiflage qui frappe à l’étourdie alliés et adversaires ne devra-t-il pas agiter sans profit l’esprit public, déjà, si troublé ? Ne devra-t-il pas déconcerter un parti incertain, mal sûr de lui-même, et qui avait plutôt besoin d’une direction et d’un bon conseil ? Il est impossible de ne pas soulever ces doutes quand on considère la situation présente de l’Allemagne.

Cette situation est triste, douloureuse, et plus grave qu’on ne se