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les plus grands fleuves, quand on remonte vers leur source, cessent d’être navigables, où l’œil ne fait qu’entrevoir le filet d’eau au flanc des pics brumeux. La Chine, vieille comme le monde, a donc aussi ses mystères, et il serait difficile de dire où les premiers souverains avaient puisé les doctrines au nom desquelles ils changèrent les familles en peuples, et plus difficile encore de savoir quelles étaient ces doctrines. Quand la chronique plus précise succède à la légende, on distingue nettement le germe d’une société qui va s’épanouir. L’influence que la république romaine exercera sur les peuples de l’Italie avant de subjuguer le monde, le royaume chinois des premières dynasties sait se la créer parmi les petites nations qui l’entourent. Les chefs de la monarchie naissante, amis de la paix, organisateurs comme Numa, comme lui aussi placent leurs institutions sous le patronage d’une inspiration surnaturelle. Ce n’était point un peuple conquérant celui chez lequel un général victorieux prenait le deuil après la bataille[1]. Les saints empereurs construisirent donc d’abord tout l’édifice des lois civiles et religieuses ; ce code fut consigné dans des livres qu’ils léguèrent comme un dépôt sacré, impérissable, à ceux qui surent les lire et les comprendre. Chez les Chinois, ainsi que chez d’autres nations antiques, ces mots sage et savant durent être synonymes. La tradition prit un corps ; elle renfermait tout le dogme, la morale, les arts, les sciences. L’étude d’une langue idéographique à son origine fut la seule initiation à ces doctrines dont le Y-king (traité des transformations) représentait la partie mystérieuse, sacramentelle. L’interprétation des ouvrages canoniques dut se transmettre par l’enseignement, et dans cette société fondée sur une large base il exista une classe de savans sans cesse renouvelée, se recrutant parmi le peuple autant que parmi les riches, aristocratie de l’intelligence et du savoir qui s’élevait en face de l’aristocratie de naissance, de la noblesse héréditaire, pour maintenir celle-ci dans les bornes du devoir et lui montrer la route.

Dans l’Inde, la caste sacerdotale détrôna de bonne heure la caste guerrière dont elle proclama plus tard l’entière extinction comme un article de foi ; elle altéra les sources du passé et mit à la place des faits ces merveilleuses légendes qui éblouissent l’esprit. En Chine, les lettrés, n’ayant aucun intérêt à défigurer les évènemens, n’ouvrirent point la scène de l’histoire par ces prologues gigantesques où les personnages

  1. Dans l’antiquité, quand un général avait remporté la victoire, il prenait le deuil. Il se mettait dans le temple à la place de celui qui préside aux rites funèbres, et, habillé de vêtemens unis, il pleurait et poussait des sanglots. (Traduction du Tao-te-king de Lao-tseu, par M. Stanislas Julien ; note de la page 119.)