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LIMOËLAN.

— C’est donc bien vrai que vous voilà avec les habits de la république. On sait cela ici. Ah ! monsieur Hercule, vous êtes le fils de notre maître, mais il n’y a pas à cette heure un de nos hommes qui ne tirât sur vous comme sur un lièvre, votre père tout le premier, et surtout dans ce moment-ci.

— Dans ce moment-ci ! Que se passe-t-il ?

— Ce qui se passe ! Avant qu’il soit long-temps, voyez-vous, tout le pays sera mis à feu et à sang, comme à la grande guerre. On ne me dit rien, mais j’ai des yeux. Ne faites pas parler un pauvre homme. Je ne vous dis ça que pour votre bien. Malheur à vous si vous étiez rencontré ! Nuit et jour, des gens armés vont et viennent dans le pays. Chacun a repris son fusil. Il est venu aussi des étrangers que personne ne connaît ; et puis le diable s’en mêle ! J’ai vu bien des choses, moi, qui ne sont point dans l’ordre, et je ne rêvais point.

— Et tu es sûr qu’il n’est rien, arrivé à mon père ? disait Hercule.

— Mais reposez-vous donc, monsieur Hercule, reprit Langevin en avançant dans son trouble une escabelle. Vous avez besoin de boire, de manger ; et moi qui n’y pensais pas ! Je perds la tête.

— Je n’ai ni faim ni soif, mon ami. Mais qu’as-tu vu de si terrible ?

Langevin alla doucement s’assurer que sa porte était solidement verrouillée.

— Des choses effrayantes, reprit-il à voix basse, et j’ai pourtant fait la guerre, comme vous savez ; mais j’ai vu de mes yeux. Vous savez ce petit chemin qui descend aux fossés, du côté des champs, vous verriez ça d’ici s’il faisait clair ; le soir, moi qui vous parle, je vois souvent passer là des files d’hommes qui marchent sans bruit, comme des âmes du purgatoire ; d’autres fois, ces créatures sortent par le grand soupirail ; enfin, à certains jours, vous entendriez comme un coup de tonnerre, et puis une traînée de feu part de la grande tour…

— Un coup de fusil, dit Hercule.

— Non pas, ça file tout droit en l’air. Je suis sûr de ce que je dis, monsieur Hercule.

Ces propos n’étonnèrent point Hercule, qui se rappelait le naturel peureux de Langevin ; mais, sans s’arrêter à des suppositions chimériques, il cherchait à pénétrer des causes trop véritables et qui étaient plus à craindre.

Langevin, qui le regardait fixement avec des yeux humides, lui dit en sanglotant :