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On a groupé, dans la catégorie des professions commerciales, les spéculateurs qui revendent en gros ou en détail des produits qu’ils n’ont pas fabriqués, depuis le banquier qui vend de l’argent jusqu’au brocanteur qui s’adresse aux passans dans les rues. Cette classe, évaluée à 70,721 personnes en 1831, en comprendrait au moins 81,000 aujourd’hui, si on lui attribuait une augmentation proportionnée à celle de la population totale. Ce chiffre, dans lequel le sexe féminin est en majorité, fait supposer environ 12,000 boutiques Evaluer à 2,000 familles, soit 10,000 têtes, cette aristocratie de comptoir qu’on appelle le haut commerce, ce serait sans doute une exagération Les neuf dixièmes des individus de cette catégorie sont donc de petits détaillans réduits à exploiter les plus pressans besoins de la foule qui vit au jour le jour On remarque avec peine que les plus nombreux sont les cabaretiers on en compte, femmes et enfans compris, environ 7,000, viennent ensuite les épiciers, 4,000, les fruitiers, à peu près autant ; les limonadiers, 2,400 ; les bouchers, 2,000 ; les charcutiers, moitié moins. Le nombre des marchands ambulans dépasse 10,000 Le petit commerce a maintenant des ennemis dont il ne soupçonne pas même l’existence : il a été dénoncé par plusieurs économistes comme un fléau pour le peuple Le bénéfice que le boutiquier prélève, comme intermédiaire entre le producteur et le consommateur, est, dit-on, un impôt d’autant plus dangereux qu’il pèse exclusivement sur les classes pauvres, et on appelle, comme un progrès, l’époque où l’ouvrier pourra s’approvisionner directement aux meilleures conditions de la fabrique.

Pour croire à la possibilité d’un tel changement, il faut n’avoir jamais observé les habitudes populaires Ce qui soutient le petit détaillant, c’est qu’il fait crédit : le plus habile à étudier son voisinage, à discerner ceux avec qui on peut avoir la main facile, est le plus sûr d’achalander son comptoir Pour la femme de l’honnête ouvrier, la grande politique est de ménager son crédit chez ses fournisseurs, et, dans ces familles dont les ressources sont si incertaines, n’est-ce pas une grande sécurité que la certitude d’avoir, quoi qu’il arrive, du pain à donner aux enfans, un verre de vin quand le père rentrera le soir brisé de fatigue et trempé de sueur ? Sans ce besoin de crédit qu’a le pauvre et qui lui coûte si cher, le petit commerce succomberait probablement avant même que la philanthropie s’en mêlât ; il céderait à l’action absorbante des puissans capitaux : de grands comptoirs régis en commandite feraient fermer par milliers ces échoppes boueuses et