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en comprendre, doivent savoir un gré infini à M. Mignet. Si quelquefois, en d’autres écrits, il a paru faire trop étroite la part des intentions et des influences personnelles dans l’histoire, s’il les a souvent encadrées et un peu écrasées dans une formule absolue et inflexible, ici elles reprennent tout leur espace et tout leur champ ; on a la revanche au complet. Et qu’il est parfois amusant, ce tapis du jeu, qu’il est rempli de dessous de cartes et de revers ! M. de Lionne, dont la trace si considérable était restée à demi ensevelie dans les cartons officiels, reparaît ici avec toute sa vie et sa variété féconde. Politique avisé autant qu’homme aimable, plein d’expédiens et de ressources, fertile, infatigable, possédant à fond les affaires et les portant avec légèreté et grace, les égayant presque toujours dans le ton, il était le chef de cette école de diplomates dont Chaulieu avait connu de brillans élèves, et dont il a fait un groupe à part dans son Élysée :

Dans un bois d’orangers qu’arrose un clair ruisseau
Je revois Seignelai, je retrouve Béthune,
Esprits supérieurs en qui la volupté
Ne déroba jamais rien à l’habileté,
Dignes de plus de vie et de plus de fortune !


M. de Lionne est le maître de cette école solide et charmante dont M. de Pomponne, à la fois plus vertueux et moins appliqué, n’est déjà plus. Mais celui qui en est à fond et que M. Mignet a ressuscité tout entier, c’est le chevalier de Gremonville, cet ambassadeur à Vienne, le démon du genre, le plus hardi, le plus adroit, le plus effronté des négociateurs du monarque : Louis XIV lui a décerné en propres termes ce piquant éloge. C’est une comédie que toute sa conduite à Vienne, et une comédie qui aboutit à ses fins sérieuses. J’avoue (et j’en demande pardon à la philosophie de l’histoire) que tout cela fait bien rêver ; on arrive, après cette lecture, à croire sans trop de peine, et presque comme si l’on avait été ministre dans le bon temps, que tous les grands politiques ont été plus ou moins de grands dissimulateurs, pour ne pas dire un autre mot. Qu’ils le soient seulement dans l’intérêt général et en vue du bien de l’état, comme disait Richelieu, les voilà plus qu’absous, et ils font de grands hommes. On arrive, en continuant de rêver, à se dire que la société est une invention, que la civilisation est un art, que tout cela a été trouvé, mais aurait bien pu ne l’être pas ou du moins ne l’être qu’infiniment peu, et qu’enfin il y a nécessairement de l’artifice dans ces génies dirigeans. Cette morale