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transcendante et mémorable, une forte époque dans la vie du monde ; que cette époque constitue l’épopée de Cromwell, la Cromwelliade, qu’il a le droit d’imposer son nom à cette phase bien plus que la plupart des héros à leurs épopées, et que ce résultat deviendra sans cesse plus visible. Sous un autre rapport, l’imagination populaire se trompe ; non, cet Olivier n’est pas un homme de mensonge. Toutes ses paroles portent un sens, elles méritent d’être étudiées et pesées. Un esprit sérieux qui approfondit les instincts, les mystérieux silences de cet homme, qui les épelle avec soin et les déchiffre avec amour, est bien payé de sa peine. Le caractère de Cromwell et celui de son temps sont aussi éloignés que possible de l’hypocrisie et de la fourbe dont on fait une peinture si confuse et si généralement adoptée. »

Citer ce fragment du nouvel ouvrage, c’est donner une idée exacte du plan que l’auteur s’est tracé. Carlyle publie un certain nombre de lettres inédites de Cromwell long-temps enfouies dans les archives des familles ou des bibliothèques ; il y joint toutes celles que divers éditeurs avaient imprimées avec une incurie et une inexactitude qui en laissaient à peine deviner le sens.

Rien n’était plus naturel que cette inexactitude et cette incurie. Presque immédiatement après avoir atteint le pouvoir suprême, Cromwell meurt ; son fils Richard (celui que Carlyle appelle le berger d’Arcadie) s’évanouit de la scène politique, et la vieille dynastie reparaît. On déterre les ossemens des puritains pour les brûler, et, jusqu’à l’accession de Guillaume III, tout ce qui se rapporte à Cromwell devient anathème. Entre 1688 et 1800, les grandes familles, unies à la bourgeoisie, triomphent, et ces mêmes républicains n’ont pas beau jeu ; on laisse dans l’oubli les lettres de Cromwell et ses discours publics, défigurés depuis long-temps ; on ne songe guère à remuer ces décombres, où se trouvent empreints la trace et le feu de la guerre civile. Thomas Carlyle vient enfin, après deux siècles, déterrer les lettres, éclaircir et restituer les discours ; il en rétablit la série chronologique, et rend un service réel à l’histoire. Nous nous occuperons d’abord de cette partie solide de son œuvre ; nous nous réserverons d’examiner ensuite la façon dont il s’est acquitté de sa besogne d’éditeur.

Il méprise injustement les historiens ses prédécesseurs, Hume, Lingard, M. Villemain, qui ne possédaient pas les élémens dont il est maître. De ces élémens inconnus, il n’a pas fait l’usage qu’une raison sévère aurait dû en faire ; il les a laissés à l’état de matériaux, sans les dégrossir, les mettre à leur place et les élaborer ; le métal n’est pas sorti de la gangue ; encore moins l’œuvre de l’artiste est-elle accomplie.