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vos ordres, il disparaîtra immédiatement, vous n’entendrez plus parler de lui ; mais m’engager dans une intrigue de cour, courtiser un homme que je méprise, votre majesté me pardonnera si je refuse. » L’impératrice se mit à fondre en larmes ; Orloff se retirait, mais il revint et dit à Catherine que Potemkin était son ennemi et celui de l’état, qu’il cherchait à la plonger dans les plaisirs pour lui faire oublier les affaires et gouverner à sa place. « Vous n’avez qu’à prononcer un mot, dit-il, ma vie est à vous. » Catherine fut très affectée, elle avoua que son caractère changeait beaucoup, que sa santé s’altérait ; mais elle ne pouvait se résoudre à employer des moyens aussi violens.

C’était au sein d’une pareille cour, au milieu de pareilles intrigues et de pareilles mœurs, que M. Harris avait à conduire des négociations qui demandaient le plus grand secret. Qu’on se représente sa position, quand, après lui avoir transmis le matin les meilleures assurances de la part de l’impératrice, Potemkin venait lui dire le soir : « Vous avez mal choisi votre moment. Le nouveau favori est dangereusement malade ; la cause de sa maladie et l’incertitude de sa guérison ont si entièrement consterné l’impératrice, qu’elle est incapable de penser à autre chose, et toutes ses idées d’ambition, de gloire, sont absorbées dans cette unique passion… Mon influence est suspendue, particulièrement parce que j’ai pris sur moi de lui conseiller de se débarrasser d’un favori qui, s’il meurt dans son palais, causera un tort essentiel à sa réputation. »

Nous avons dit que le prince Potemkin était devenu l’intermédiaire entre le ministre anglais et l’impératrice. Par son entremise, M. Harris avait obtenu de Catherine une audience particulière à l’insu du ministre, M. de Panin. L’entrevue eut lieu à l’occasion d’un bal masqué à la cour ; Korsakoff vint prévenir M. Harris, lui dit de le suivre, et le conduisit, par un passage dérobé, dans le cabinet de toilette de l’impératrice. Dans cette première conférence, le ministre anglais ne chercha qu’à se concilier la bienveillance de Catherine par des flatteries exagérées, mais il ne paraît pas qu’il fit beaucoup de chemin. L’impératrice se montrait toujours fort gracieuse avec lui, sans cesser de décliner toutes les offres d’alliance. Elle était alors préoccupée d’une seule pensée, celle de former la fameuse ligue des neutres. Pour parer cette attaque indirecte, le gouvernement anglais fit à l’impératrice une concession exceptionnelle : M. Harris déclara, au nom de sa cour, à M. de Panin, que la navigation des sujets russes ne serait jamais interrompue ou arrêtée par les vaisseaux de la Grande-Bretagne ; mais