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vertueuse ; elle s’attacha à l’intéressante Aïssé, gagna sa confiance, reçut son secret, et lui donna des conseils qui peuvent paraître sévères, et qu’Aïssé ne trouvait que justes. Celle-ci, née pour les affections, et qui les avait dû refouler jusque-là, orpheline dès l’enfance, n’ayant pas eu de mère et l’étant à son tour sans oser le paraître, amante heureuse mais troublée dans son aveu, du moment qu’elle rencontra un cœur de femme digne de l’entendre, s’y abandonna pleinement, elle éclata : « Je vous aime comme ma mère, ma sœur, ma fille, enfin comme tout ce qu’on doit aimer. » De vifs regrets aussitôt, des retours presque douloureux s’y mêlèrent : « Hélas ! que n’étiez-vous Mme de Ferriol ! Vous m’auriez appris à connaître la vertu ! » Et encore : « Hélas ! madame, je vous ai vue malheureusement beaucoup trop tard. Ce que je vous ai dit cent fois, je vous le répéterai. Dès le moment que je vous ai connue, j’ai senti pour vous la confiance et l’amitié la plus forte. J’ai un sincère plaisir à vous ouvrir mon cœur ; je n’ai point rougi de vous confier toutes mes faiblesses ; vous seule avez développé mon ame ; elle était née pour être vertueuse. Sans pédanterie, connaissant le monde, ne le haïssant point, et sachant pardonner suivant les circonstances, vous sûtes mes fautes sans me mésestimer. Je vous parus un objet qui méritait de la compassion, et qui était coupable sans trop le savoir. Heureusement c’était aux délicatesses mêmes d’une passion que je devais l’envie de connaître la vertu. Je suis remplie de défauts, mais je respecte et j’aime la vertu… » Cette idée de vertu entra donc distinctement pour la première fois dans ce cœur qui était fait pour elle, qui y aspirait d’instinct, qui était malade de son absence, mais qui n’en avait encore rencontré jusque-là aucun vrai modèle. Cette pensée se trouve exprimée avec ingénuité, avec énergie, en maint endroit des lettres ; elles suivirent de près le départ de Mme de Calandrini, à dater d’octobre 1726. Mlle Aïssé cause avec son amie de ses regrets d’être loin d’elle, du monde qu’elle a sous les yeux et qu’elle commence à trouver étrange, et aussi elle touche en passant l’état de ses propres sentimens et de ceux du chevalier ; c’est un courant peu développé qui glisse d’abord et peu à peu grossit. Après bien des retards, bien des projets déjoués, il y a un voyage qu’elle fait à Genève ; il y en a un à Sens où elle voit au couvent sa fille chérie. Sa santé décroît, ses scrupules de conscience augmentent, la passion du chevalier ne diminue pas ; tout cela mène au triomphe des conseils austères et à une réconciliation chrétienne en vue de la mort, conclusion douce et haute, pleine de consolations et de larmes.