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et tenaient à l’ensemble de la culture morale au XVIIe siècle. C’est là le secret de l’originalité dans l’imitation : ainsi le théâtre de Racine est l’expression la plus élevée de la société où il vivait, et derrière ce qu’il peut y avoir d’accidentel se retrouve la peinture éternellement vraie du cœur humain. C’en est assez pour nous rendre indifférens à des invraisemblances que la critique peut signaler, mais qui échappent au spectateur ému. A défaut de cette action qui parle aux yeux, et a quelquefois pour effet de nous rejeter dans une réalité grossière, il en est une autre plus intellectuelle qui naît du choc et du développement des passions, et qui a long-temps suffi au public.

Les théories de M. Schlegel embrassaient aussi l’art comique ; il ne respecta pas davantage Molière, et cette offense fut peut-être la plus sensible de toutes. Rousseau seul avec Bossuet avait osé médire de Molière, et tout était permis à Rousseau. M. Schlegel se laissa aller envers cette grande renommée à des boutades regrettables qu’on a eu tort peut-être de prendre trop au sérieux. Il n’en vint cependant jamais, ainsi que lui en a fait honneur un trop spirituel écrivain, jusqu’à mettre le Solliciteur au-dessus du Misanthrope. N’insistons pas trop sur ces faiblesses d’un grand esprit. Il nous convient d’être indulgens pour une injustice qu’il n’a montrée que contre nous autres Français, plus peut-être par rancune nationale que par fausse critique. La sévérité ne serait pas plus équitable ; et aurait aujourd’hui mauvaise grace.

Ce n’était pas au moins à l’indifférence ou au dédain que cédait M. Schlegel, quand il proscrivait l’imitation de l’antiquité. Son livre est autre chose qu’un pamphlet. Dans le premier volume, avant d’en venir au théâtre français, il a admirablement dépeint cette exquise organisation des Grecs qui faisait des jouissances de l’art une condition de leur existence, cette jeunesse du monde au milieu de laquelle ils s’ouvrent à la vie, la nature qui seconde le libre jeu de leurs facultés, et, grace à cet accord si rare de circonstances choisies, la poésie s’épanouissant heureuse et brillante, comme l’espérance qui sourit à cette race privilégiée. « La culture morale des Grecs, dit M. Schlegel, était l’éducation de la nature perfectionnée ; issus d’une race noble et belle, doués d’organes sensibles et d’une ame sereine, ils vivaient sous un ciel doux et pur, dans toute la plénitude d’une existence florissante, et, favorisés par les plus heureuses circonstances, ils accomplissaient tout ce qu’il est donné à l’homme renfermé dans les bornes de la vie d’accomplir ici-bas ; l’ensemble de leurs arts et de leur poésie exprime le sentiment de l’accord harmonieux de leurs diverses facultés ; ils ont imaginé