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la poétique du bonheur. » Ce n’est pas à dire que toutes les œuvres des Grecs fussent empreintes d’un caractère uniforme. Les poètes tragiques ont su atteindre aux effets les plus pathétiques et les plus terribles. Malgré l’aspect serein sous lequel ils envisageaient la vie, l’idée de cette force inconnue qu’on appelait le destin assombrit souvent le tableau ; mais, voués au culte de la nature et ne soupçonnant rien au-delà, sans passé et presque sans avenir, libres de tous les vagues pressentimens qui assiègent notre ame, ils ont pu réaliser plus facilement la seule perfection qu’ils rêvaient.

A part quelques rares initiés, on n’avait guère en France d’idées arrêtées sur l’ensemble du théâtre grec, lorsque parurent les leçons de M. Schlegel. On en était encore à cette théorie de perfectibilité littéraire que le XVIIIe siècle avait mise en faveur, et dont La Harpe s’était fait le défenseur intéressé. Le temps passé n’avait guère, aux yeux de la critique, d’autre mérite que d’avoir préparé l’avenir. En ce qui touche le théâtre, on s’obstinait à se représenter la tragédie antique sous la forme classique que les grands écrivains du XVIIe siècle avaient rendue familière. Si, par hasard, on était forcé de reconnaître les différences qui séparent la scène grecque de la scène française, le procès était vite jugé. Tout changement était un progrès ; on eût volontiers refait les modèles d’après les copies ; la mode du jour semblait la règle éternelle du goût. Ceux même qui comprenaient le mieux le côté sublime de la tragédie grecque ne pouvaient s’habituer à ces traits de naturel et de simplicité que les anciens ne fuyaient ni ne cherchaient, mais qu’ils rencontraient quelquefois : ainsi faisait l’abbé Barthélemy, qui, plus érudit et mieux disposé que La Harpe, n’avait pu cependant se défendre de tout préjugé, et, oubliant son personnage, avait donné le singulier exemple d’un Scythe plus difficile que les Grecs eux-mêmes en fait d’atticisme et de convenances.

Les leçons de M. Schlegel, en se répandant en France, rectifièrent ces idées. Il montra le théâtre grec non pas seulement comme un heureux début, mais comme une œuvre accomplie qui avait eu son commencement, ses progrès, sa décadence. D’un côté, Eschyle efface le souvenir de ses devanciers et mérite d’être considéré comme le créateur de la tragédie grecque. Sans être le plus parfait des poètes tragiques, il en est le plus inimitable. Il marque cette première phase où le génie inexpérimenté est livré à lui-même et ne suit que sa seule inspiration. D’autre part, Euripide a déjà dépassé le but auquel Eschyle n’avait pu atteindre. Les dieux et les hommes, dans ses tragédies, sont déchus de leur antique grandeur. Au lieu de faire appel aux