Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/449

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à Bouret qu’il fait directement allusion dans un pamphlet intitulé Requéte aux Magistrats, lorsqu’il dit par la bouche du peuple, qui se plaint du carême : « On nous déclare que pendant le carême ce serait un grand crime de manger un morceau de lard rance avec notre pain bis. Nous savons même qu’autrefois, dans quelques provinces, les juges condamnaient au dernier supplice ceux qui, pressés d’une faim dévorante, avaient mangé en carême un morceau de cheval ou d’autre animal jeté à la voirie, tandis que dans Paris un célèbre financier avait des relais de chevaux qui lui amenaient tous les jours de la marée fraîche de Dieppe. Il faisait régulièrement le carême ; il le sanctifiait en mangeant avec ses parasites pour deux cents écus de poisson. »

Nous ne répéterons pas avec son siècle que Bouret ouvrait une voie heureuse à ses revenus en les faisant couler ainsi ; mais nous regretterons toujours la perte des caractères comme le sien dans notre société sans caractères. Aujourd’hui le financier enrichi cache son or dans ses capitaux et ses capitaux dans le fond bien ténébreux de la province, ou, ce qui est pis, dans les souterrains des banques étrangères. Ce sont des fortunes ternes ; nul ne les voit, pas même ceux qui les possèdent ; ils lèguent aux enfans des inscriptions sur Vienne ou sur Amsterdam, et les enfans n’en jouissent pas plus que les pères. Tout se réduit à quelque chiffre qu’on se passe de main en main, On n’est riche que mathématiquement. Aussi, plus de grandes folies à faire parler toute l’Europe, comme celles des Brunoy et des Lauraguais, et, ce qui vaut mieux, de ces folies à faire travailler les artistes, ici avec le bronze et le marbre, là sur la toile. Que de tapisseries ! que de tableaux ! que de meubles n’exigeaient pas ces palais d’orgueil ou de plaisir construits par la finance ! Nous lui devrons encore pendant cinq cents ans ces milliers de dieux domestiques dont nous parons nos cheminées et nos tablettes, si précieux encore aujourd’hui qu’on s’efforce de les imiter. Les hommes d’argent avaient imaginé et payé cela quelques années avant la révolution, ce terrible déménagement pendant lequel on cassa le nez à tant de petits amours et les doigts à tant de jolies bergères en porcelaine de Saxe et de Sèvres. Et que ne leur doit pas aussi la littérature ! Ils se laissaient copier si complaisamment par les romanciers et si facilement mettre en scène par les poètes, et sans jamais se fâcher ! Ils riaient les premiers de leur embonpoint chinois, de leurs gros galons d’or, de leur figure ronde et de leurs propos si pesamment alambiqués. C’étaient de bons petits dieux qui se laissaient frapper sur le ventre. Quel plaisir aurait-on aujourd’hui à voir reproduit sur la scène