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plus maniable sur l’étiquette que Louis XIV. Il refusa tout d’abord. C’était un fâcheux précédent à établir ; les gentilshommes ne s’encanaillaient que trop chaque jour ; l’exemple aggraverait le mal, et le mal était des plus tristes. Chaque chose a sa place à garder : les pins ne descendent pas dans la vallée, les astres restent à leur place. On ignore si le roi se servit absolument de ces deux comparaisons ; mais, après avoir opposé un refus formel à la fantaisie de Bouret, il se montra peu à peu moins difficile ; enfin, dévorant sa rougeur, il consentit à l’entrevue. L’autorisation ne fut pourtant pas donnée sans réserve. Bouret ne serait pas annoncé, il ne serait pas noté d’avance sur le livre des réceptions, on ne le présenterait pas au sortir de la messe ; mais le roi, en se promenant dans les allées de Marly, permettrait à Bouret de l’aborder et de lui offrir ses hommages.

Le lendemain, si ce n’est le jour même, les millions du financier étaient portés sans bruit chez le roi.

Le traitant s’était exécuté le premier ; c’était maintenant au roi à tenir sa promesse.

On voudrait pouvoir dire toutes les émotions de Bouret lorsqu’il fut conduit à Marly et placé au milieu de l’allée par où devait passer le roi, qui, probablement, se préoccupait beaucoup moins de la rencontre. De quel côté allait venir le roi ? Avec qui serait le roi ? Comment le regarderait le roi ? Que dirait-il au roi ?

Lorsqu’il vit venir lentement vers lui Louis XV, appuyé sur son jonc à corne d’or, Bouret perdit et son enthousiasme raisonneur et ses plus ingénieux projets de soutenir la conversation tant souhaitée. Ses jambes ondulèrent comme les arbustes plantés près de lui ; il eût été incapable de faire une addition ; l’effet produit sur son esprit tenait du respect et de la terreur. Il eût volontiers rompu le marché, s’il n’eût pas été trop tard. Le roi n’était plus qu’à vingt pas de lui. Bouret s’en remit au hasard, et, le chapeau à la main, le corps arrondi autant que le dessin de sa surface le permettait, il attendit le passage de Louis XV. Décidé au sacrifice que la nécessité lui imposait, le roi voulut s’acquitter de son engagement avec la meilleure grace possible, et, en matière de courtoisie, on sait qu’il était le digne héritier de Louis XIV. Il respirait les belles manières. S’arrêtant devant Bouret, il ôta son chapeau, et de sa plus douce voix il lui dit : « Monsieur Bouret, je me promets le plaisir d’aller manger une pêche à votre campagne, puisque vous m’avez rendu visite à Marly. »

Le roi était déjà loin, que Bouret, ivre d’orgueil et de bonheur, n’avait pas encore trouvé une réponse à renvoyer à celui auquel il