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à tout convive, soit à table, soit en digérant, c’est de trouver détestable tout ce qu’on nous présente, à moins que ce ne soit d’excellent vin de Tokai. »

Enfonçant petit à petit le poignard dans le cœur de Bouret, Voltaire ajoute dans la même lettre, car elle est longue, quoique très spirituelle (Correspondance, lettre ALII. 1768), qu’il ne lui envoie point de vers pour le roi, le temps des vers étant passé chez la nation, et surtout chez lui ; mais s’il était encore officier de la chambre du roi, poursuit-il, s’il avait posé sa statue de marbre sur un beau piédestal, le roi verrait ces quatre petits vers, qui ne valent rien, mais qui exprimeraient que c’est un de ses domestiques qui a érigé cette statue ; et, après s’être considéré comme domestique dans sa phrase scélérate, afin d’arriver à donner en plein visage cette jolie qualification à Touret, Voltaire cite les vers assez insignifans qu’il mettrait au pied de la statue du roi.

Qu’il est doux de servir ce maître !
Et qu’il est juste de l’aimer !
Mais gardons-nous de le nommer,
Lui seul pourrait s’y méconnaître.

« Mais ce que je ferais dans mon petit salon de vingt-quatre pieds, vous ne le ferez pas dans votre salon de cent pieds ;

Mes vers trop familiers seront vus de travers,
Et pour les grands salons il faut de plus grands vers.

« Si j’étais à votre place, voici comment je m’y prendrais : je collerais du papier sur mon piédestal, et j’y mettrais, le jour de l’arrivée du roi :

Juste, simple, modeste, au-dessus des grandeurs,
Au-dessus de l’éloge, il ne veut que nos cœurs.
Qui fit ces vers dictés par la reconnaissance ?
Est-ce Bouret ? Non, c’est la France.

« Le résultat de tout ceci, monsieur, est que vous n’aurez point de vers de moi pour votre statue. »

Le résultat de toutes ces sinuosités épistolaires du philosophe de Ferney est celui-ci : J’aime peu Louis XV, que je crains beaucoup ; je n’ai pas le temps de faire des vers pour vous. Cependant, si vous employez ceux-ci, vous me serez agréable, puisque je ne les ai pas écrits pour rien ; mais, dans le cas où ils seraient trouvés mauvais, tant pis pour vous, à vous la faute, je vous ai dit d’avance de ne pas les mettre sous votre statue.