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grandes passions, les grandes scènes de la nature. En un mot, Homère a tort ou a raison, il est ridicule[1] ou sublime ; mais pour Zoïle, qui le déchire, comme pour Aristarque, qui l’admire, Homère est un personnage réel, historique. Nous savons à quelle date Aristarque, Cratès, d’autres encore, plaçaient sa naissance : c’était pour tous un fait démontré que les deux épopées homériques étaient sorties du cerveau d’un même poète, que seulement elles s’étaient altérées çà et là sous la main des arrangeurs et des copistes. Tout au plus, avec la secte de Xénon, eût-il fallu reconnaître deux Homères, égaux d’ailleurs dans la diversité de leurs génies ; mais on n’apercevait ni dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, ni dans l’histoire de leur transmission, aucune raison de croire que ces deux chefs-d’œuvre pussent être attribués au travail successif d’une école de poètes inspirés. Aujourd’hui la critique a renversé les conditions du problème. Elle ne va plus de l’auteur à l’œuvre, mais de l’œuvre à l’auteur. Comment s’est produit ce changement ? Ce serait l’objet d’une autre étude. Aristarque avait, sur toutes ces questions, dit le dernier mot de la critique ancienne. En lui se personnifie au plus haut degré ce bon goût, cette poétique d’application, sans ambitieuse théorie, qui est peut-être la vraie critique, la plus utile aux poètes du moins. On apprend plus de chose sur l’esprit et l’économie du poème épique dans les débris du commentaire d’Aristarque que dans les traités d’Aristote et du père Le Bossu. On ne voit d’ailleurs, par aucun témoignage, qu’Aristarque ait jamais songé à réunir en un corps de doctrines les principes que nous avons déduits de ses jugemens épars chez les interprètes d’Homère, et j’aime à prendre cette vraisemblance pour une vérité. Un esprit sincère et juste, qui a beaucoup relevé les défauts d’autrui, doit se soucier peu d’écrire. A critiquer on apprend à redouter la critique. Nous avons là-dessus un précieux aveu d’Aristarque : ne pouvant pas écrire comme il voulait, il ne voulait pas écrire comme il pouvait[2]. Bayle a rapproché de ce mot une réponse toute semblable de Théocrite, et une autre fort analogue d’Isocrate ; mais cette modestie ne convient à personne mieux qu’au critique éminent qui, après avoir passé sa vie dans l’étude des plus parfaits auteurs de la littérature grecque, devait sentir combien il était difficile de se faire lire après eux.

  1. Nous n’exagérons pas ; c’est une des épithètes que se permettent souvent les grammairiens ennemis d’Homère dans les scholies de Venise.
  2. Porphyr. ad Horatii Epist., II, I, vers 257 : « Hoc vetus esse dictum Aristarchi ferunt, qui, cùm multa reprehenderet in Homero, aiebat : « Neque se posse scribere quemadmodum vellet, neque velle quemadmodum posset. »