Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/589

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

civilisation romaine, les Goths sont devenus les historiographes du moyen-âge espagnol, et naturellement ils ont amoindri le rôle d’un peuple rival, dernier représentant de la famille indigène. Zurita, qui a seul tenté de rendre à Garci Ximénès l’auréole usurpée de Pélage, est arrivé trop tard pour détourner le courant des souvenirs nationaux, et encore est-il effacé par le chroniqueur Moret, qui a tout sacrifié à la Navarre, son pays. Il reste cependant assez d’aveux et de monumens pour reconstruire, presque jour par jour, cette merveilleuse épopée aragonaise. La beauté, aussi bien que la vérité historique, y trouveraient profit. A part la poésie de convention que la légende et le Romancero ont laissé tomber sur l’Espagne de Pélage, on s’intéresse fort peu à ces Goths faibles et corrompus, qui, en oubliant le courage des barbares, n’ont su prendre à la civilisation latine que ses vices, sa mollesse, sa cupidité, et chez qui les Maures trouvent dix traîtres et pas un soldat. On ne s’intéresse pas beaucoup plus à ce Pélage, devenu l’hôte perfide des infidèles, pendant que le Celtibérien Garci Ximénès va chercher dans les entrailles d’une montagne ce dernier lambeau de sol libre qu’il ne trouve plus sous le ciel, et y puiser, Antée chrétien, la force qui étouffera, dans l’étreinte de huit siècles, l’islamisme vainqueur. Le tableau de la réaction aragonaise est pur de toute ombre ; sur son réveil plane la fatidique lueur des races prédestinées. On s’éprend malgré soi de cette peuplade inconnue, qui, de son nid de roches, a vu passer les Carthaginois, les Romains, les Goths, en gardant sa pauvreté et sa liberté, et qui, au jour de la désolation commune, réduite elle-même à une poignée de six cents combattans, descend dans la plaine pour enseigner la victoire aux débris humiliés de ces trois civilisations. On épie avec anxiété le silencieux enfantement de cette Espagne qui tient tout entière dans une caverne, et qui sera un jour l’Espagne de Philippe II, de cette royauté sans terre et sans soleil, qui, huit cents ans plus tard, ne pourra pas voir le soleil se coucher sur son empire, admirables antithèses comme Dieu et le temps savent seuls en créer.

Le souvenir de ces vieux rois de Sobrarbe, tel qu’il a surgi de la tradition locale, ce fidèle artisan des grands reliefs historiques, ressemble aux énumérations d’Homère : Fortun Garcès qui s’ensevelit sous un monceau d’ennemis ; Sanchez-Abarca courant, les jambes nues, par les montagnes, à la chasse des Sarrasins et des ours, et qui laisse la seconde moitié de son nom aux sandales du pâtre aragonais ; Iñigo-Arista, attendant pour vaincre que la croix de Constantin apparaisse sur un buisson, ou coupant de sa main quatre têtes de rois maures, pour en faire avec la croix sur le buisson le blason de Sobrarbe ; Garcia-qui-tremble, formidable peureux, qui, pour distraire ses terreurs, semait sur chaque champ de bataille des hécatombes de mécréans, revivent tous dans la légende des vallées pyrénéennes, et peuvent patiemment attendre la réhabilitation historique qui exhumera leurs règnes des archives de Saint-Jean.

Un seul instant, la tradition orale et la tradition écrite se taisent, et on