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les ricombres ne répondaient pas, occupés qu’ils étaient eux-mêmes à se tailler des héritages dans le manteau impérial du Batailleur.

Il bouillait cependant, sous l’armure mal assurée de ce bouffon involontaire, un vieux levain du sang des Alonzo et des Abarca. Une sombre tragédie couronne ses tristes et plaisantes tribulations. Ramire ayant envoyé demander conseil à son ancien prieur, celui-ci conduisit l’affidé dans le jardin du couvent, et là, comme jadis Tarquin, se mit à abattre silencieusement les plants et les arbustes les plus élevés, en commençant par ceux qui dominaient les autres. Ramire était assez lettré pour comprendre l’allégorie. Il manda aux seigneurs que, « ne pouvant être entendu d’eux quand il les appelait, il avait résolu de faire fondre une cloche qui pût retentir dans tout l’Aragon, » et il leur donnait rendez-vous à Huesca pour la cérémonie. L’idée parut curieuse, pas un seigneur ne manqua à l’appel. L’heure venue, Ramire introduisit un à un, dans une salle qui s’appelle encore la salle de la cloche, quinze de ses plus dangereux ricombres, à commencer par le marquis de Loua, le plus intraitable et le plus puissant. Quand la porte s’ouvrit pour le reste des assistans, une hideuse pyramide de têtes, simulant la forme d’une cloche, se dressait au fond de la salle près de quinze cadavres décollés. La cloche de Huesca fit son effet, et l’auréole de respect et de terreur dont le vieux moine demeura entouré fut telle qu’étant rentré plus tard dans la vie monastique, il garda jusqu’à la mort tous les privilèges de la royauté.

L’ermitage de Saint-Jean et la monarchie de Sobrarbe avaient eu le même berceau ; leurs destinées furent parallèles. Fortun Garcès transforma en église la petite chapelle qu’avaient trouvée dans la caverne Votus et Félix. L’ermitage devint couvent, le couvent un des plus riches prieurés d’Espagne, et quand Paterne, moine français, vint, en 1025, imposer aux cénobites de Saint-Jean la règle de saint Benoît, ils avaient depuis long-temps échangé leurs cilices de bure contre la plus fine laine de Ségovie. Les rois se faisaient baptiser, couronner, enterrer à Saint-Jean. Les princes, les plus puissans ricombres, ambitionnaient le titre de chevaliers de Saint-Jean ; les plus hautes dames, celui de servantes (ancillas de San-Juan), et cet honneur s’acquittait, bien entendu, par d’énormes donations. A la récente abolition des couvens, les bénédictins de Saint-Jean de la Peña percevaient les redevances de près de deux cents villages et d’un nombre plus considérable de hameaux.

Le couvent souterrain a été incendié trois fois. Le premier incendie, qui eut lieu sous les premiers rois de Sobrarbe, brûla les archives, et c’est à cet accident que Briz Martinez et Zurita attribuent les lacunes des premiers siècles de l’histoire d’Aragon. Les deux autres incendies eurent lieu en 1494 et en 1675, et c’est après le dernier seulement que les bénédictins désertèrent la caverne pour aller s’établir sur le plateau supérieur. Les restes des rois d’Aragon ont été transportés, sous Charles III, dans l’élégant caveau dont j’ai parlé, et qui s’appelle le Pantheon de los reyes (Panthéon des