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prisonniers, » se disaient-ils l’un à l’autre, et les jeunes marranas, joignant le geste à la parole, faisaient coquettement glisser leur index sous leur menton, en saluant, à travers les grilles de fer de l’Aljaferia, les prisonniers en question, qui grattaient de plus belle la guitare en l’honneur de ces demoiselles.

En somme, le 7 octobre 1838 fut un dimanche assez gai. Ce n’était ni bravade, ni apathie de la part des Saragossans ; mieux que cela, c’était de la belle et bonne indifférence, commune, du reste, à cette époque, à tous les Espagnols. Cinq ans de troubles avaient porté à son apogée la lassitude des esprits. A force de tournoyer dans cet inexorable cercle de sacrifices inutiles, de succès et de défaites sans résultat, de luttes toujours renaissantes, nos placides péninsulaires avaient pris le sage parti de fermer les yeux sur tout. L’Espagne était à la guerre civile comme on est ailleurs en hiver ou en été. En vain l’habile tragédienne s’étudiait-elle à varier les péripéties du drame le spectateur n’applaudissait ni ne sifflait, et, si elle a fini par baisser la toile, c’est qu’elle a vu son parterre de quinze millions d’hommes bien près de s’endormir.

Le cierço, devenu tout à coup glacial, fit ce que n’avait pu Cabrera ; il força la population à rentrer, et le général San-Miguel s’empressa de faire fermer les portes. Le sort de son prédécesseur Esteller, assassiné le 5 mars précédent, pour avoir laissé Cabañero pénétrer pendant la nuit dans la ville, lui donnait sans doute à réfléchir, Les marranos, ne comprenant pas l’utilité d’un général qui ne savait pas faire respecter leur sommeil, avaient traîné Esteller par les rues jusqu’à la place de la Constitution, où quelques balles avaient achevé l’œuvre des couteaux. San-Miguel fut, du reste, admirable. Toute la soirée, on le vit, sur les trottoirs du Coso, fumant et délibérant avec les marranos et les bourgeois. Malheureusement ces deux classes de citoyens n’étaient pas d’accord. Les bourgeois conseillaient la panacée ordinaire, c’est-à-dire l’installation immédiate d’une junte ; mais les marranos parlaient fort légèrement des juntes, et proposaient de trancher à eux seuls la question par le massacre des prisonniers. Pour complaire aux bourgeois, San-Miguel convoqua une junte ; et la junte, pour complaire aux marranos, décréta pendant la nuit la mort d’un certain nombre de prisonniers, en représailles d’un égal nombre fusillé naguère par ordre de Cabrera. Tout le monde était ainsi satisfait.

Cette satisfaction, il est vrai, ne fut pas de longue durée. La junte, ne voulant ni exaspérer l’ennemi, ni se priver, en cas d’assaut, d’un otage précieux, avait décidé que l’exécution des prisonniers n’aurait lieu que plus tard ; mais, le lendemain, les marranos s’étaient réveillés en goût de sang. Dès le point du jour, ils encombraient la place de la Constitution, vociférant contre la junte, qui avait gâté leur première idée, et insistant pour le massacre immédiat des factieux. San-Miguel, qui allait de groupe en groupe, essayant de renouer les causeries de la veille, n’était plus écouté. En vain