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et l’étonnante fécondité de ses ressources. Le voilà réduit par Kant à lui-même, voilà la philosophie enfermée dans le moi, enchaînée à une sorte de point mathématique. Laissez faire l’esprit humain : ce seul point conservé lui livrera tout le reste. Du moi, il tirera la nature et Dieu lui-même, car il faut un théâtre à son activité, un idéal à sa raison et à son cœur. De l’excès du scepticisme, il ira au dogmatisme le plus absolu. Tout à l’heure il doutait de tout ; maintenant il se vante non-seulement de connaître la nature, mais de la créer ; que dis-je ? il se vante de créer Dieu ! On sait que ce sont les propres expressions de Fichte, à la fois absurdes et conséquentes, également merveilleuses de rigueur logique et de folie.

Oui, Fichte tire du moi la nature et Dieu. Le moi, en effet, suppose le non-moi : il se limite lui-même, il n’est lui-même qu’en posant un autre que soi ; il ne se pose qu’en s’opposant son contraire, et lui-même est le lien de cette opposition, la synthèse de cette antinomie ; si, en effet, le moi n’est pour lui-même qu’en se limitant, cette faculté qu’il a de se limiter suppose qu’en soi il est illimité, infini. Il y a donc au-dessus du moi relatif, du moi divisible, du moi opposé au non moi, un moi absolu qui enveloppe la nature et l’homme. Ce moi absolu, c’est Dieu. Voilà donc la pensée en possession de ses trois objets essentiels ; voilà l’homme, la nature et Dieu dans leurs relations nécessaires, membres d’une même pensée à trois termes, séparés à la fois et réconciliés. Voilà une philosophie digne de ce nom, une science, une science rigoureuse, démontrée, homogène, partant d’un principe unique, pour en suivre et en épuiser toutes les conséquences.

Tel est le système de Fichte : qu’on trouve ce système absurde, bizarre, obscur, il n’en est pas moins vrai qu’il est une période essentielle de l’histoire de la philosophie allemande, un anneau nécessaire de la chaîne. On peut sans doute expliquer aussi l’influence qu’il a exercée par la beauté de quelques-unes de ses applications. La morale de Fichte, par exemple, est une suite imprévue peut-être, mais rigoureuse de sa métaphysique. Elle est fondée sur le moi. Le caractère éminent du moi, c’est la liberté. Conserver sa liberté, son moi, c’est le devoir ; respecter le moi, la liberté des autres, c’est le droit. De là ce noble stoïcisme de Fichte, et cette passion pour la liberté, qui ont été en si parfait accord avec la mâle vigueur de son caractère et le rôle généreux qu’il s’est donné dans les affaires politiques de l’Allemagne. Mais, à nos yeux, l’importance du système de Fichte n’est pas là. Sa grandeur et son originalité, nous la trouvons dans cette extraordinaire métaphysique si justement et si hardiment appelée par